ILLUSIONS
Festival
off d’Avignon – 2025
Théâtre du
Train bleu / 13h 05
Texte :
Ivan Viripaev
Mise en
scène : Lior Aidan, Ferdinand Mochot
Collectif
On finira bien par comprendre
Et si notre vie n’était qu’une illusion
? Et l’amour alors ? Après nous, que restera-t-il de nos vérités et de nos
mensonges ? Ce sont ces questions qui animent les quatre narrateurs venus nous
raconter l’histoire de Dennis, Sandra, Albert et Margaret : deux couples mariés
à l’orée de leur mort. Le public est au plus proche des épisodes de vie et
d’amour de ces couples, entre errances et épiphanies, animés par une quête –
tardive – de réponses et de vérité. « Il doit quand même bien y avoir un
minimum de constance dans ce cosmos changeant » dit Margaret.
J’ai découvert le dramaturge d’origine
russe Ivan Viripaev il y a deux ans avec OVNI au 11, et ce fut un coup de cœur pour
l’écriture de Viripaev et les thèmes existentiels qu’il abordait. C’est ce qui
m’a motivé à aller voir Illusions cette année au Train bleu. Toujours un
thème existentiel fort, l’amour et son rapport avec la vérité, et la discrète présence
des extraterrestres… La pièce commence par les dernières paroles d’un mourant, Dennis,
âge de 82 ans, à sa femme Sandra. Ils ont vécu ensemble 52 ans ! Ce
procédé se répètera jusqu’à la fin de la pièce au moment du passage de la mort,
Albert ayant survécu au trois autres.
Viripaev aborde la difficile
question de la définition de l’amour. Qu’est-ce que l’amour ? L’heure de
la mort est l’heure de la vérité, du dévoilement, de la révélation, parfois de
la franchise. Le titre de la pièce nous indique d’emblée qu’il ne faut pas se
fier aux apparences… Il nous ramène à un vieux texte de la Bible juive, écrit
vers 300 avant Jésus-Christ, et aujourd’hui malheureusement méconnu, même des
chrétiens pratiquants, le livre de Qohèleth ou de l’Ecclésiaste, qui inaugure précisément
sa réflexion philosophique iconoclaste par les mots suivants : Illusion,
tout est illusion. Hevel havalim en hébreu, hevel signifiant la
buée, la vapeur, une métaphore pour signifier l’évanescence, l’impermanence
concrète de toutes choses. L’inconsistance ou l’insubstantialité ontologique de
toutes choses, selon le traducteur de ce petit livre de l’Ancien Testament
Jean-Yves Leloup, ce qui nous ramènera à la fin de la pièce, nous le verrons…
Viripaev met en scène deux conceptions de l’amour : l’amour réciproque et
l’amour don, gratuit, qui n’attend rien en retour. Dans la confession
inaugurale de Dennis on entend des paroles fortes comme celles-ci :
L’amour est une force énorme. L’amour
vainc la mort. Je n’ai pas peur de mourir. Je t’aime.
L’amour vainqueur de la mort,
voilà un thème typiquement chrétien. La résurrection du Christ étant le signe
le plus fort de cette victoire de l’amour divin sur la mort. Dans une
conversation nocturne entre Albert et Dennis, amis, alors âgés de 35 ans, et
respectivement époux de Margaret et de Sandra, Dennis révèle à son ami à la
fois l’amour qu’il porte à sa femme Sandra… et le désir sexuel qu’il a pour
Margaret… un désir sexuel qui est aussi une forme d’amour, comme le précise
immédiatement Albert… Dans cette confidence d’une franchise absolue entre amis,
Dennis parle ainsi de Margaret :
Un seul de ses regards remplit ce
monde de sens et de beauté. Si Margaret existe, ça veut dire que la beauté existe,
et si la beauté existe, ça veut dire que vivre a un sens.
Même en ayant lu le texte de la
pièce avant de la voir, on est rapidement perdu entre qui est qui, qui parle,
et l’entremêlement permanent des 4 membres des deux couples fait que la
confusion ne cesse d’augmenter jusqu’à la fin… La mise en scène de Lior et de
Ferdinand utilise sobrement 4 chaises pour nous aider à suivre des confessions
aussi tortueuses, avec pas mal de flash-back sur des épisodes de jeunesse des uns
et des autres, tous étant amis. D’où la question qui se pose de la frontière
entre amour et amitié, entre attirance sexuelle et amour etc. Quelques
passages, souvenirs du passé, sont légers, comme l’initiation à la marijuana du
professeur par l’un de ses élèves ou la vision d’une soucoupe volante (OVNI)
par l’un des protagonistes dans son enfance… et permettent de relâcher la
tension comme l’attention du spectateur mise à rude épreuve ! Au fur et à
mesure de la progression de la pièce, le titre Illusions prend
pleinement son sens. Viripaev écrit avec cette pièce l’anti-mythe de Philémon
et Baucis. Ce mythe de la littérature latine ne nous est connu que par les Métamorphoses
d’Ovide, chef-d’œuvre absolu de l’antiquité. C’est au livre VIII (611-724) qu’Ovide
nous dépeint ce vieux couple, aimant et fidèle, vivant pauvrement mais dans la
justice, et offrant l’hospitalité sans le savoir à Jupiter et à Mercure venus
incognito se balader sur terre pour tester les hommes. Les dieux n’étant pas
ingrats, ils demandent au couple de vieillards de faire un vœu. Voici ce que
ces derniers demandent : Et puissions-nous, ayant vécu dans la
concorde, être emportés à la même heure, et que jamais je ne voie son bûcher ni
elle ne m’enterre. Voici les ancêtres antiques de Dennis, Sandra, Albert et
Margaret, ayant vécu longtemps heureux ensemble, « un très bel amour »,
et désirant mourir ensemble. Les dieux exaucent Philémon et Baucis et les
métamorphosent au moment de leur mort en deux arbres entrelacés, un chêne et un
tilleul. On pourrait aussi citer chez Ovide (livre IV) la belle histoire d’amour,
mais dramatique, de Pyrame et Thisbé, deux jeunes gens, unis par la mort. Mais
chez Viripaev l’amour lui-même semble illusion… et se termine de fait
par un drame. Margaret laisse un message à son mari Albert dans lequel elle ne
cesse pas de répéter : Il doit pourtant bien y avoir quand même un
minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? Ce à quoi Margaret
aspire, c’est ce que les croyants nomment Dieu ou encore les philosophes le
premier principe ou la transcendance. Ainsi passe-t-on de la difficulté à être
fidèles en amour au désir d’une constance qui nous dépasse et soutienne ce cosmos
changeant… Il y a toujours du spirituel chez Viripaev. Retour à notre vieux
philosophe juif, Qohèleth, qui lui se contente d’affirmer que tout est illusion
et poursuite de vent… La pièce se termine avec Albert faisant sienne la
question de sa femme en l’adressant au cosmos, Il doit pourtant bien y
avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? avant
de rendre l’âme.
La mise en scène et l’interprétation
de ce texte difficile de Viripaev par le collectif On finira bien par
comprendre est une vraie réussite. Le jeu talentueux des 4 comédiens (Lior
Aidan, Maxime Allègre, Charles Montélimard et Laura Opsomer Mironov) est
remarquable. Ils parviennent à insérer légèreté, humour et rire dans cette œuvre
aux accents philosophiques et qui ne nous donne pas véritablement de réponse quant
à la définition de l’amour et à sa possibilité réelle dans ce cosmos changeant.
Peut-être est-ce l’amour don, non-réciproque, qui est le seul pouvant installer
un minimum de constance ? C’est la réponse christique, celle de l’agapè...
Illusions est clairement l’un de mes coups de cœur de cette édition 2025
du festival d’Avignon, et ce genre de théâtre demande à être revu au moins une
seconde fois pour en goûter toute la beauté et la complexité.