mercredi 16 juillet 2025

ILLUSIONS

 


ILLUSIONS


Festival off d’Avignon – 2025

Théâtre du Train bleu / 13h 05

Texte : Ivan Viripaev

Mise en scène : Lior Aidan, Ferdinand Mochot

Collectif On finira bien par comprendre

Et si notre vie n’était qu’une illusion ? Et l’amour alors ? Après nous, que restera-t-il de nos vérités et de nos mensonges ? Ce sont ces questions qui animent les quatre narrateurs venus nous raconter l’histoire de Dennis, Sandra, Albert et Margaret : deux couples mariés à l’orée de leur mort. Le public est au plus proche des épisodes de vie et d’amour de ces couples, entre errances et épiphanies, animés par une quête – tardive – de réponses et de vérité. « Il doit quand même bien y avoir un minimum de constance dans ce cosmos changeant » dit Margaret.

J’ai découvert le dramaturge d’origine russe Ivan Viripaev il y a deux ans avec OVNI au 11, et ce fut un coup de cœur pour l’écriture de Viripaev et les thèmes existentiels qu’il abordait. C’est ce qui m’a motivé à aller voir Illusions cette année au Train bleu. Toujours un thème existentiel fort, l’amour et son rapport avec la vérité, et la discrète présence des extraterrestres… La pièce commence par les dernières paroles d’un mourant, Dennis, âge de 82 ans, à sa femme Sandra. Ils ont vécu ensemble 52 ans ! Ce procédé se répètera jusqu’à la fin de la pièce au moment du passage de la mort, Albert ayant survécu au trois autres.

Viripaev aborde la difficile question de la définition de l’amour. Qu’est-ce que l’amour ? L’heure de la mort est l’heure de la vérité, du dévoilement, de la révélation, parfois de la franchise. Le titre de la pièce nous indique d’emblée qu’il ne faut pas se fier aux apparences… Il nous ramène à un vieux texte de la Bible juive, écrit vers 300 avant Jésus-Christ, et aujourd’hui malheureusement méconnu, même des chrétiens pratiquants, le livre de Qohèleth ou de l’Ecclésiaste, qui inaugure précisément sa réflexion philosophique iconoclaste par les mots suivants : Illusion, tout est illusion. Hevel havalim en hébreu, hevel signifiant la buée, la vapeur, une métaphore pour signifier l’évanescence, l’impermanence concrète de toutes choses. L’inconsistance ou l’insubstantialité ontologique de toutes choses, selon le traducteur de ce petit livre de l’Ancien Testament Jean-Yves Leloup, ce qui nous ramènera à la fin de la pièce, nous le verrons… Viripaev met en scène deux conceptions de l’amour : l’amour réciproque et l’amour don, gratuit, qui n’attend rien en retour. Dans la confession inaugurale de Dennis on entend des paroles fortes comme celles-ci :

L’amour est une force énorme. L’amour vainc la mort. Je n’ai pas peur de mourir. Je t’aime.

L’amour vainqueur de la mort, voilà un thème typiquement chrétien. La résurrection du Christ étant le signe le plus fort de cette victoire de l’amour divin sur la mort. Dans une conversation nocturne entre Albert et Dennis, amis, alors âgés de 35 ans, et respectivement époux de Margaret et de Sandra, Dennis révèle à son ami à la fois l’amour qu’il porte à sa femme Sandra… et le désir sexuel qu’il a pour Margaret… un désir sexuel qui est aussi une forme d’amour, comme le précise immédiatement Albert… Dans cette confidence d’une franchise absolue entre amis, Dennis parle ainsi de Margaret :

Un seul de ses regards remplit ce monde de sens et de beauté. Si Margaret existe, ça veut dire que la beauté existe, et si la beauté existe, ça veut dire que vivre a un sens.

Même en ayant lu le texte de la pièce avant de la voir, on est rapidement perdu entre qui est qui, qui parle, et l’entremêlement permanent des 4 membres des deux couples fait que la confusion ne cesse d’augmenter jusqu’à la fin… La mise en scène de Lior et de Ferdinand utilise sobrement 4 chaises pour nous aider à suivre des confessions aussi tortueuses, avec pas mal de flash-back sur des épisodes de jeunesse des uns et des autres, tous étant amis. D’où la question qui se pose de la frontière entre amour et amitié, entre attirance sexuelle et amour etc. Quelques passages, souvenirs du passé, sont légers, comme l’initiation à la marijuana du professeur par l’un de ses élèves ou la vision d’une soucoupe volante (OVNI) par l’un des protagonistes dans son enfance… et permettent de relâcher la tension comme l’attention du spectateur mise à rude épreuve ! Au fur et à mesure de la progression de la pièce, le titre Illusions prend pleinement son sens. Viripaev écrit avec cette pièce l’anti-mythe de Philémon et Baucis. Ce mythe de la littérature latine ne nous est connu que par les Métamorphoses d’Ovide, chef-d’œuvre absolu de l’antiquité. C’est au livre VIII (611-724) qu’Ovide nous dépeint ce vieux couple, aimant et fidèle, vivant pauvrement mais dans la justice, et offrant l’hospitalité sans le savoir à Jupiter et à Mercure venus incognito se balader sur terre pour tester les hommes. Les dieux n’étant pas ingrats, ils demandent au couple de vieillards de faire un vœu. Voici ce que ces derniers demandent : Et puissions-nous, ayant vécu dans la concorde, être emportés à la même heure, et que jamais je ne voie son bûcher ni elle ne m’enterre. Voici les ancêtres antiques de Dennis, Sandra, Albert et Margaret, ayant vécu longtemps heureux ensemble, « un très bel amour », et désirant mourir ensemble. Les dieux exaucent Philémon et Baucis et les métamorphosent au moment de leur mort en deux arbres entrelacés, un chêne et un tilleul. On pourrait aussi citer chez Ovide (livre IV) la belle histoire d’amour, mais dramatique, de Pyrame et Thisbé, deux jeunes gens, unis par la mort. Mais chez Viripaev l’amour lui-même semble illusion… et se termine de fait par un drame. Margaret laisse un message à son mari Albert dans lequel elle ne cesse pas de répéter : Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? Ce à quoi Margaret aspire, c’est ce que les croyants nomment Dieu ou encore les philosophes le premier principe ou la transcendance. Ainsi passe-t-on de la difficulté à être fidèles en amour au désir d’une constance qui nous dépasse et soutienne ce cosmos changeant… Il y a toujours du spirituel chez Viripaev. Retour à notre vieux philosophe juif, Qohèleth, qui lui se contente d’affirmer que tout est illusion et poursuite de vent… La pièce se termine avec Albert faisant sienne la question de sa femme en l’adressant au cosmos, Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? avant de rendre l’âme.

La mise en scène et l’interprétation de ce texte difficile de Viripaev par le collectif On finira bien par comprendre est une vraie réussite. Le jeu talentueux des 4 comédiens (Lior Aidan, Maxime Allègre, Charles Montélimard et Laura Opsomer Mironov) est remarquable. Ils parviennent à insérer légèreté, humour et rire dans cette œuvre aux accents philosophiques et qui ne nous donne pas véritablement de réponse quant à la définition de l’amour et à sa possibilité réelle dans ce cosmos changeant. Peut-être est-ce l’amour don, non-réciproque, qui est le seul pouvant installer un minimum de constance ? C’est la réponse christique, celle de l’agapè... Illusions est clairement l’un de mes coups de cœur de cette édition 2025 du festival d’Avignon, et ce genre de théâtre demande à être revu au moins une seconde fois pour en goûter toute la beauté et la complexité.


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