mercredi 16 juillet 2025

ORPHELINS (Nacéo)

 


ORPHELINS

Coup de cœur pour une claque

Festival off d’Avignon – 2025

Chapeau rouge théâtre / 13h

Texte : Dennis Kelly

Mise en scène : Olivier Sanquer

Collectif Nacéo

Un couple, Hélène et Daniel, s’apprête à célébrer la venue prochaine d’un nouvel enfant. Mais voilà qu’arrive Léo, le frère d’Hélène. Il est couvert de sang. Léo affirme avoir porté secours à une personne agressée. Mais dit-il toute la vérité ?

Dans le sillage d’Anthony Neilson (né en 1967 à Edinburgh) et de son œuvre Penetrator (1993), le britannique Dennis Kelly incarne le courant néo-brutaliste britannique « In-yer-face » (pour In your face), et reprend dans Orphelins (2009) le concept de l’arrivée d’une personne connue (Un frère dans Orphelins ; un vieil ami d’école, Tadge, revenant de son service militaire dans la guerre du Golfe dans Penetrator) dans l’appartement d’un duo (un couple dans Orphelins ; deux jeunes amis, Max et Allan dans Penetrator) et le séisme que cette arrivée inattendue va provoquer. Dennis Kelly est à l’honneur pour cette édition 2025 du festival Off puisque 2 représentations d’Orphelins et 3 de Girls & Boys sont proposées au public.

Si vous n’êtes pas encore allé voir Orphelins précipitez-vous à la page 156 du programme du Festival Off et réservez d’urgence une place au Chapeau rouge ! Il s’agit de l’un des meilleurs spectacles de cette édition 2025 du festival d’Avignon !

Dans sa préface au Portrait de Dorian Gray, une préface qui est en fait un manifeste esthétique, Oscar Wilde écrit : « Du point de vue de l’émotion, c’est le métier de comédien qui est typique ». L’émotion est palpable à 100%, à l’état chimiquement pur, dans cette version d’Orphelins. Léo le dit à plusieurs reprises : c’est tendu… J’ajouterai c’est intense. Le jeu de ce trio de comédiens est d’une rare excellence. Ils donnent tout, se donnent tout entiers, avec une passion et une fougue qui constitue « une expérience immersive » pour le spectateur. A ce talent qui saute aux yeux et au cœur s’ajoute une mise en scène parfaite de la part d’Olivier Sanquer. Son minimalisme sert et met en valeur le jeu des comédiens. Il est nécessaire. Aucun décor inutile ne vient détourner notre attention du drame psychologique qui doit occuper tout entier la scène. La petite taille de la salle du théâtre du Chapeau rouge est aussi un atout qui renforce la puissance du jeu des comédiens : il n’en est que plus concentré, plus intense, plus fort. Nous sommes immergés dans un huis clos dans lequel la tension se fait de plus en plus palpable au fur et à mesure que la vérité de Léo se dévoile, palier par palier… D’un tee-shirt maculé de sang à la vérité de ce que Léo a vécu avant d’entrer dans l’appartement de sa sœur. La description du spectacle telle qu’on peut la lire dans le programme du Off est bien fidèle à la réalité (pas de pub mensongère ici pour attirer le festivalier !) : Orphelins constitue bien un inoubliable « plongeon dans un univers explosif » qui nous tient « en haleine du début à la fin. Irrésistible. Irrespirable ». Sortir d’Orphelins, c’est se prendre une claque inoubliable, c’est expérimenter dans son être tout entier ce que signifie la puissance du théâtre, c’est une expérience semblable à celle que j’ai pu faire un jour en sortant d’un concert du groupe de death Metal Morbid Angel au Rockstore de Montpellier : Ouah, que c’est puissant ! Dennis Kelly atteint parfaitement son but de théâtre in yer face grâce au collectif Nacéo qui se présente lui-même de la manière suivante :

Le Collectif s’attache à présenter des textes puissants, épiques, rares. Rares car peu joués, souvent oubliés, négligés. Nacéo : une compagnie ovni fédérant des comédiens dissidents laissés en marge du système actuel. Nacéo : une compagnie anti perfectionniste, allant à l’essentiel – l’émotion brute, la réalité nue du sublime à l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au centre de la scène.

Que j’aime ce théâtre puissant, charnel, humain, ce théâtre de l’incarnation aux antipodes du théâtre conceptuel, intellectuel, qui semble être conçu dans le seul but d’ennuyer au maximum les spectateurs et qui, bien souvent, ne parle qu’à ceux qui en sont les auteurs… ! Au snobisme de ce théâtre conceptuel qui se veut d’avant-garde, je préfère avec Olivier Sanquer expérimenter l’essentiel, l’émotion brute, la réalité nue du sublime à l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au centre de la scène. Dans le théâtre tel que Nacéo le conçoit le spectateur est tout sauf passif. Nous ne pouvons qu’être impliqués, entraînés, concernés par ce qui se passe sur la scène.

 

Il m’est impossible d’évoquer ici toute la richesse du texte de Dennis Kelly.

Je retiendrai seulement trois fils rouges. Le premier est celui de l’influence : être orphelins (Léo et sa sœur Hélène), avoir un ami qui nous entraîne sur des chemins infréquentables… Influence de notre passé familial, de nos fréquentations. Bref dans quelle mesure Léo est-il conditionné ? Se pose alors la question éthique : toutes ces influences laissent-elles à Léo la liberté de choisir entre deux chemins ? Un second fil pourrait être celui de l’évolution psychologique de Daniel qui est entraîné dans une descente aux enfers avec Léo. Enfin un dernier fil rouge est bien celui de la famille, thème de prédilection pour Dennis Kelly (cf. Girls and Boys) … pas anodin dans une pièce intitulée Orphelins. Il y a le couple (Daniel et Hélène) et les deux orphelins (Hélène et Léo). Kelly questionne fortement la valeur positive attribuée à la famille lorsque cette dernière se transforme en une forteresse d’égoïsme, une frontière infranchissable entre les nôtres qu’il s’agit de protéger à tout prix et ceux du dehors, les autres. La famille peut être inclusive comme exclusive. Et le drame d’Orphelins ne peut atteindre son paroxysme d’horreur et d’inhumanité que dans la mesure où la relation possessive frère-sœur, peut-être même ambigüe, efface le visage de l’autre, de l’étranger. Terrible description d’une solidarité familiale dans le mal qui entrainera Daniel lui-même… pourtant pétri de valeurs humanistes. Le duo Daniel – Léo incarne aussi une fracture sociale évidente entre deux classes de personnes qui ne peuvent plus se comprendre : ceux qui se sentent exclus, déclassés, et qui enragent, et les « bobos » aux idées généreuses…

S’ajoute à ces trois fils rouges une puissante méditation sur la vie et la mort, sur la violence. Hélène attend un enfant, avec Daniel elle a déjà donné le jour à un petit Noé. La trajectoire du désir de l’enfant s’inverse entre le début et la fin, entre Daniel et Hélène… au fur et à mesure que Daniel influencé par Hélène prend un chemin de mort, un chemin qui tue l’humanité en lui et le rend par conséquent incapable de devenir père à nouveau. Cela me fait penser à la parole de Dieu au chapitre 30 du Deutéronome :

Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur… Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance.

Le texte de Dennis Kelly est un texte fort qui nous parle d’un monde blessé et profondément fracturé. Olivier Sanquer ainsi que les trois comédiens (Stan Gal, Laure Extramiana et Antoine Dubois) se sont mis avec talent et passion au service de ce texte, et l’ont sublimé avec une puissance que l’on n’est pas prêt d’oublier. Ils méritent notre gratitude et nos encouragements pour leur magnifique travail qui mériterait d’être filmé. Cela me fait penser à un passage de l’homélie du pape François lors du Jubilé des artistes et du monde de la culture :

Quelqu’un pourrait dire : “À quoi sert l’art dans un monde blessé ? N’y a-t-il pas des choses plus urgentes, plus concrètes, plus nécessaires ?”. L’art n’est pas un luxe, mais une nécessité de l’esprit. Il n’est pas une fuite, mais une responsabilité, un appel à l’action, un avertissement, un cri. Éduquer à la beauté, c’est éduquer à l’espérance. Et l’espérance ne se sépare jamais du drame de l’existence : elle traverse la lutte quotidienne, les difficultés de la vie, les défis de notre temps.

Et s’adressant directement aux artistes :

Ne cessez jamais de chercher, d’interroger, de risquer. Parce que le vrai art n’est jamais confortable, il offre la paix de l’inquiétude.

Avec Orphelins à la sauce Nacéo le pape est exaucé : nous sommes bien dans la paix de l’inquiétude.

 

 

 

 


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