ORPHELINS
Coup
de cœur pour une claque
Festival
off d’Avignon – 2025
Chapeau
rouge théâtre / 13h
Texte :
Dennis Kelly
Mise en
scène : Olivier Sanquer
Collectif
Nacéo
Un couple, Hélène et Daniel,
s’apprête à célébrer la venue prochaine d’un nouvel enfant. Mais voilà qu’arrive
Léo, le frère d’Hélène. Il est couvert de sang. Léo affirme avoir porté secours
à une personne agressée. Mais dit-il toute la vérité ?
Dans le sillage d’Anthony Neilson
(né en 1967 à Edinburgh) et de son œuvre Penetrator (1993), le
britannique Dennis Kelly incarne le courant néo-brutaliste britannique
« In-yer-face » (pour In your face), et reprend dans Orphelins
(2009) le concept de l’arrivée d’une personne connue (Un frère dans Orphelins ;
un vieil ami d’école, Tadge, revenant de son service militaire dans la guerre
du Golfe dans Penetrator) dans l’appartement d’un duo (un couple dans Orphelins ;
deux jeunes amis, Max et Allan dans Penetrator) et le séisme que cette
arrivée inattendue va provoquer. Dennis Kelly est à l’honneur pour cette
édition 2025 du festival Off puisque 2 représentations d’Orphelins et 3
de Girls & Boys sont proposées au public.
Si vous n’êtes pas encore allé
voir Orphelins précipitez-vous à la page 156 du programme du Festival
Off et réservez d’urgence une place au Chapeau rouge ! Il s’agit de l’un
des meilleurs spectacles de cette édition 2025 du festival d’Avignon !
Dans sa préface au Portrait de
Dorian Gray, une préface qui est en fait un manifeste esthétique, Oscar
Wilde écrit : « Du point de vue de l’émotion, c’est le métier de
comédien qui est typique ». L’émotion est palpable à 100%, à l’état
chimiquement pur, dans cette version d’Orphelins. Léo le dit à plusieurs reprises :
c’est tendu… J’ajouterai c’est intense. Le jeu de ce trio de comédiens est d’une
rare excellence. Ils donnent tout, se donnent tout entiers, avec une passion
et une fougue qui constitue « une expérience immersive » pour le
spectateur. A ce talent qui saute aux yeux et au cœur s’ajoute une mise en
scène parfaite de la part d’Olivier Sanquer. Son minimalisme sert et met en
valeur le jeu des comédiens. Il est nécessaire. Aucun décor inutile ne vient
détourner notre attention du drame psychologique qui doit occuper tout entier
la scène. La petite taille de la salle du théâtre du Chapeau rouge est aussi un
atout qui renforce la puissance du jeu des comédiens : il n’en est que
plus concentré, plus intense, plus fort. Nous sommes immergés dans un huis clos
dans lequel la tension se fait de plus en plus palpable au fur et à mesure que
la vérité de Léo se dévoile, palier par palier… D’un tee-shirt maculé de sang à
la vérité de ce que Léo a vécu avant d’entrer dans l’appartement de sa sœur. La
description du spectacle telle qu’on peut la lire dans le programme du Off est
bien fidèle à la réalité (pas de pub mensongère ici pour attirer le festivalier !) :
Orphelins constitue bien un inoubliable « plongeon dans un univers
explosif » qui nous tient « en haleine du début à la fin. Irrésistible.
Irrespirable ». Sortir d’Orphelins, c’est se prendre une
claque inoubliable, c’est expérimenter dans son être tout entier ce que
signifie la puissance du théâtre, c’est une expérience semblable à celle que j’ai
pu faire un jour en sortant d’un concert du groupe de death Metal Morbid
Angel au Rockstore de Montpellier : Ouah, que c’est puissant !
Dennis Kelly atteint parfaitement son but de théâtre in yer face grâce au
collectif Nacéo qui se présente lui-même de la manière suivante :
Le Collectif s’attache à
présenter des textes puissants, épiques, rares. Rares car peu joués, souvent
oubliés, négligés. Nacéo : une compagnie ovni fédérant des comédiens dissidents
laissés en marge du système actuel. Nacéo : une compagnie anti perfectionniste,
allant à l’essentiel – l’émotion brute, la réalité nue du sublime à
l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au centre de la scène.
Que j’aime ce théâtre puissant,
charnel, humain, ce théâtre de l’incarnation aux antipodes du théâtre
conceptuel, intellectuel, qui semble être conçu dans le seul but d’ennuyer au
maximum les spectateurs et qui, bien souvent, ne parle qu’à ceux qui en sont
les auteurs… ! Au snobisme de ce théâtre conceptuel qui se veut d’avant-garde,
je préfère avec Olivier Sanquer expérimenter l’essentiel, l’émotion brute,
la réalité nue du sublime à l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au
centre de la scène. Dans le théâtre tel que Nacéo le conçoit le spectateur
est tout sauf passif. Nous ne pouvons qu’être impliqués, entraînés, concernés
par ce qui se passe sur la scène.
Il m’est impossible d’évoquer ici
toute la richesse du texte de Dennis Kelly.
Je retiendrai seulement trois
fils rouges. Le premier est celui de l’influence : être orphelins (Léo
et sa sœur Hélène), avoir un ami qui nous entraîne sur des chemins infréquentables…
Influence de notre passé familial, de nos fréquentations. Bref dans quelle mesure
Léo est-il conditionné ? Se pose alors la question éthique : toutes
ces influences laissent-elles à Léo la liberté de choisir entre deux chemins ?
Un second fil pourrait être celui de l’évolution psychologique de Daniel qui
est entraîné dans une descente aux enfers avec Léo. Enfin un dernier fil rouge est
bien celui de la famille, thème de prédilection pour Dennis Kelly (cf. Girls
and Boys) … pas anodin dans une pièce intitulée Orphelins. Il y a le
couple (Daniel et Hélène) et les deux orphelins (Hélène et Léo). Kelly
questionne fortement la valeur positive attribuée à la famille lorsque cette
dernière se transforme en une forteresse d’égoïsme, une frontière infranchissable
entre les nôtres qu’il s’agit de protéger à tout prix et ceux du dehors, les
autres. La famille peut être inclusive comme exclusive. Et le drame d’Orphelins
ne peut atteindre son paroxysme d’horreur et d’inhumanité que dans la mesure où
la relation possessive frère-sœur, peut-être même ambigüe, efface le visage de
l’autre, de l’étranger. Terrible description d’une solidarité familiale dans le
mal qui entrainera Daniel lui-même… pourtant pétri de valeurs humanistes. Le
duo Daniel – Léo incarne aussi une fracture sociale évidente entre deux classes
de personnes qui ne peuvent plus se comprendre : ceux qui se sentent
exclus, déclassés, et qui enragent, et les « bobos » aux idées généreuses…
S’ajoute à ces trois fils rouges
une puissante méditation sur la vie et la mort, sur la violence. Hélène attend
un enfant, avec Daniel elle a déjà donné le jour à un petit Noé. La trajectoire
du désir de l’enfant s’inverse entre le début et la fin, entre Daniel et Hélène…
au fur et à mesure que Daniel influencé par Hélène prend un chemin de mort, un
chemin qui tue l’humanité en lui et le rend par conséquent incapable de devenir
père à nouveau. Cela me fait penser à la parole de Dieu au chapitre 30 du
Deutéronome :
Vois ! Je mets aujourd’hui devant
toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur… Je prends
aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la
vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que
vous viviez, toi et ta descendance.
Le texte de Dennis Kelly est un
texte fort qui nous parle d’un monde blessé et profondément fracturé. Olivier
Sanquer ainsi que les trois comédiens (Stan Gal, Laure Extramiana et Antoine
Dubois) se sont mis avec talent et passion au service de ce texte, et l’ont sublimé
avec une puissance que l’on n’est pas prêt d’oublier. Ils méritent notre
gratitude et nos encouragements pour leur magnifique travail qui mériterait d’être
filmé. Cela me fait penser à un passage de l’homélie du pape François lors du
Jubilé des artistes et du monde de la culture :
Quelqu’un pourrait dire : “À quoi
sert l’art dans un monde blessé ? N’y a-t-il pas des choses plus urgentes, plus
concrètes, plus nécessaires ?”. L’art n’est pas un luxe, mais une nécessité de l’esprit.
Il n’est pas une fuite, mais une responsabilité, un appel à l’action, un
avertissement, un cri. Éduquer à la beauté, c’est éduquer à l’espérance. Et
l’espérance ne se sépare jamais du drame de l’existence : elle traverse la
lutte quotidienne, les difficultés de la vie, les défis de notre temps.
Et s’adressant directement aux
artistes :
Ne cessez jamais de chercher,
d’interroger, de risquer. Parce que le vrai art n’est jamais confortable, il
offre la paix de l’inquiétude.
Avec Orphelins à la sauce
Nacéo le pape est exaucé : nous sommes bien dans la paix de l’inquiétude.
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