POUR UN
OUI OU POUR UN NON
L’amitié
à l’épreuve du langage
Festival
Off d’Avignon – 2025
Théâtre
du Cabestan / 10h
Texte :
Nathalie Sarraute
Mise en
scène : Bruno Dairou
La
compagnie des perspectives
Comment faire basculer une amitié
en un instant, pour presque rien, un mot, une intonation ?
“Pour un oui ou pour un non” est
un chef-d’œuvre de Nathalie Sarraute : deux amis proches, pour une expression
maladroitement employée, déclenchent une guerre qui met en cause leur amitié,
leur partage, leur complicité. Les mots se chargent de comique, de tragique, de
ridicule et d’absurde pour aboutir à un échange verbal qui fait de ce texte une
tragi-comédie contemporaine unique. (Programme du Off)
Pour un oui ou pour un non est la
pièce de théâtre la plus jouée de Nathalie Sarraute (1900-1999). Elle fut créée
en 1981 et publiée en 1982. Nathalie Sarraute reçut en 1987 le Molière de l’auteur
francophone pour cette pièce.
Pour un oui ou pour un non aborde
des thèmes essentiels de notre vie humaine tels que l’amitié et le langage. La
pièce nous confronte à la fragilité d’une relation que l’on estime généralement
être l’une des plus solides et des plus belles que nous puissions expérimenter :
l’amitié, ici entre deux hommes. Il suffit en effet d’une parole, et surtout d’une
certaine manière de la prononcer, d’une intonation, d’un silence entre deux
mots, pour tout remettre en question… Le langage humain a ce double pouvoir :
créer de la communion, de l’échange, du dialogue, ou bien séparer, éloigner,
établir des barrières. Personne ne nous a donné le mode d’emploi du langage, et
chacun de nous doit se débrouiller comme il le peut avec cet outil ambigu. Ce
que nous pensons vouloir exprimer peut être perçu par l’autre d’une manière
radicalement différente. Et puis le langage humain n’est pas seulement affaire
de raison, nous ne pouvons pas en avoir le contrôle à 100%, il y entre aussi
beaucoup d’émotions et d’inconscient. C’est tout cela que nous ressentons dans
la magnifique pièce de Nathalie Sarraute. Le fil rouge du langage ouvre au fur
et à mesure du jeu des deux comédiens, Pablo Chevalier et Josselin Girard, de
nouvelles perspectives de réflexion. Une amitié peut-elle exister et se
maintenir vivante entre deux hommes aux conditions sociales différentes, aux
visions de l’existence divergentes ? Amitié et différences sont-elles
compatibles ? Celui qui s’éloigne de son ami en raison de la simple phrase
« C’est bien… ça » prononcée, d’après lui, avec condescendance est un
poète, un marginal, alors que son ami semble être un bourgeois bien installé
dans la vie avec femme et enfants… Ici pas d’alliance possible entre le
bourgeois et le bohème. Celui qui se fâche contre son ami a visiblement un
besoin viscéral de reconnaissance alors que son ami rayonne simplement le
bonheur de son existence. La pièce de Nathalie Sarraute nous parle aussi de susceptibilité,
de jalousie et d’envie. Celui qui se sent maltraité peut ainsi s’absoudre pour
sa jalousie rentrée en invoquant la condescendance de l’ami heureux. Cela
évoque une sentence du livre de Qohèleth dans l’Ancien Testament : Je
vois que tout travail et toute réussite ne sont que jalousie de l’un pour l’autre.
Illusion, tout cela est illusion et poursuite de vent (4, 4).
Le fil rouge n’en demeure pas
moins à mon sens celui du langage. Pour un oui ou pour un non met en
évidence une certaine incommunicabilité entre humains, une souffrance de ne
pouvoir communiquer entre nous en vérité. Est-ce, pour citer à nouveau Qohèleth,
parce que Dieu a fait l’homme simple mais que l’homme aime les
complications ? (7, 29). Même si cela n’est pas dit, on a l’impression
que cette incommunicabilité, même entre amis, provient d’un mal profond qui a
son origine dans le cœur de l’homme. Nous utilisons le langage à la manière d’un
malade qui utilise, comme il le peut et de manière très limitée, les capacités
de son corps. Il peut ressortir de la pièce de Sarraute la question philosophique
suivante, au-delà de celle de la possibilité même d’une amitié durable :
Pouvons-nous utiliser le don du langage pour communiquer en vérité entre nous
et dialoguer sans nous offenser mutuellement, si préalablement nous ne
guérissons pas notre cœur malade ? Comment ne pas penser dans ce contexte
à la parole radicale de Jésus que nous trouvons dans l’Evangile selon saint
Matthieu ? Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui”, “non”, si c’est
“non”. Ce qui est en plus vient du Mauvais. (5, 37)
Avec Dans la solitude des
champs de coton (Koltès) la Compagnie des Perspectives nous offre au théâtre
du Cabestan deux grands moments de théâtre qui ont pour point commun l’incommunicabilité
entre deux personnes, dans un cas des personnes qui ne se connaissent pas
(Koltès) et dans la pièce de Sarraute des amis. Le metteur en scène Bruno
Dairou a su avec talent mettre en valeur ces deux beaux textes. Le jeu des comédiens
de Pour un oui ou pour un non est excellent et convaincant. Le
spectateur sort comblé de la salle car Pablo Chevalier et Josselin Girard ont
su nous communiquer avec brio leur passion pour cette pièce nous parlant d’un
bout à l’autre de la grande difficulté que nous avons à communiquer entre nous !
Paradoxe et privilège du théâtre ?
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