lundi 28 juillet 2025

LA METAMORPHOSE (Kafka)

 


LA METAMORPHOSE

Sublime métamorphose

Festival Off d’Avignon – 2025

Théâtre Transversal / 19h40

Texte : d’après Franz Kafka

Mise en scène : Stéphanie Slimani

La divine usine

Un Kafka organique et puissant qui invite le spectateur à un voyage sensoriel.

 

La Métamorphose de Franz Kafka, publiée en 1915, est une des œuvres les plus célèbres de l’auteur. La nouvelle décrit les mésaventures de Gregor Samsa, un représentant de commerce, qui se réveille un matin transformé en un monstrueux insecte. En retard pour son travail, il tente malgré tout de se préparer mais ne parvient pas à sortir de son lit. Ses parents et sa sœur vont découvrir avec horreur son nouvel état d’animal. Seul en scène, Killian Chapput incarne Grégor Samsa. Seul mais accompagné, nimbé, de voix off et de sons hypnotiques.
De la même manière que l’enfant est fasciné par l’observation des fourmis, le spectateur est convié à observer la transformation du personnage. Sur scène, un simple lit. Il est le centre du plateau, le centre d’une spirale parfaite qui guidera l’ensemble de la scénographie. Une valise posée et, abandonnés au sol, quelques vêtements. Une scénographie volontairement dépouillée, laissant toute la place au corps et au mouvement. Une voix féminine, au timbre profond, accompagne le spectateur. Elle se fait entomologiste. Sa froideur clinique tempère le corps puissant et transpirant de Grégor. Autant que la voix et le texte, la création sonore joue un rôle fondamental et forme le dernier partenaire de ce trio.
Dans cette création de théâtre visuel, voix, sons et corps s’écoutent, se répondent et vibrent de concert. La bande son, d’un seul tenant, oblige le comédien-danseur a une immédiateté, à une intensité folle et une rigueur de jeu millimétrée. Librement adaptée, les axes retenus pour approcher la nouvelle de Kafka ont été l’aliénation au travail, l’enfermement, l’altérité et l’animalité chez l’homme. Des thématiques qui restent puissamment contemporaines. Il en ressort une création sombre et puissante, qui invite le spectateur à un voyage sensoriel.
La Métamorphose a reçu l’Avignon Award 2023 dans la catégorie danse. (Programme du Off)

 

Celui qui a magnifié d’une manière divine et absolue la notion de métamorphose c’est le génial poète latin Ovide (43 av. JC- 17) qui, dans son chef d’œuvre Les métamorphoses, nous a légué un monument immortel de la littérature latine antique. Le titre de la nouvelle de Kafka, au singulier, la situe dans cet héritage glorieux. Ecoutons l’ouverture des Métamorphoses d’Ovide :

 

Je veux dire l’histoire et les métamorphoses des formes et des corps. Dieux, c’est votre œuvre aussi : Inspirez mon poème et guidez-en le fil de l’aurore du monde au matin d’aujourd’hui !

 

Ecoutons maintenant le commencement de la nouvelle de Kafka :

 

En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux. « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve.

 

Dès les premiers instants de la pièce, dont le décor dépouillé se limite à un lit placé au centre de la scène, le spectateur pressent qu’il va vivre un moment inoubliable de théâtre. Killian Chapput, le comédien-danseur, nous livre du début jusqu’à la fin une performance époustouflante de virtuosité corporelle, donc mentale. Magnifiquement servi par la mise en scène de Stéphanie Slimani, il nous fait assister à la métamorphose de son corps humain en un corps d’insecte. Ce faisant le comédien se fait magicien. Il exerce sur les spectateurs une fascination qui requiert leur absolue attention. A l’image du visuel choisi pour ce spectacle hors-normes la beauté nous saisit, la beauté d’un corps humain en acte de métamorphose. Mais surtout la beauté de la maîtrise parfaite du corps par l’esprit de Killian, la beauté de l’alliance corps-esprit. On a oublié depuis longtemps le représentant de commerce et on se croit transporté dans le monde d’Ovide, celui précisément de la mythologie grecque. Gregor Samsa devient un Apollon qui se transforme en animal avec une magnificence éblouissante. Le visuel du spectacle nous en offre un instantané : il s’agit en effet d’une simple photo prise pendant l’action de la métamorphose, une photo d’une grande qualité qui nous fait penser à une peinture du Caravage. Dans cette photo Gregor / Killian ressemble au Christ de la Passion, et l’expressivité de son visage et de son regard en dit long sur son talent de comédien. Une voix féminine, au timbre profond, accompagne le spectateur. Elle se fait entomologiste. Régulièrement cette voix proclame un mot latin en rapport avec la métamorphose du corps humain en un corps d’insecte… Clin d’œil volontaire à Ovide ou simple rappel de l’utilisation de la langue latine par les entomologistes ? Il est fort probable que pour sa nouvelle Kafka se soit inspiré en particulier de l’une des métamorphoses décrites par Ovide, celle de la fileuse Arachné en araignée pour la punir de s’être vantée d’égaler Minerve dans l’art de filer la laine. C’est par cette métamorphose racontée par la déesse elle-même qu’Ovide ouvre le livre VI de ses Métamorphoses. Frappée violemment par Minerve, Arachné veut se suicider en se pendant. Prise de « pitié » la déesse la transforme finalement en araignée :

 

Puis Minerve part en l’arrosant de sucs d’herbe d’Hécate. Sitôt qu’ils sont touchés par ce présent funeste, elle perd ses cheveux, son nez et ses oreilles, sa tête se réduit, tout son corps s’étrécit, de maigres bras se lient en jambes à ses flancs, le reste n’est que ventre. Elle en tire pourtant du fil, et tisse encor, araignée, comme hier.

 

Du point de vue philosophique la métamorphose de Gregor se traduit en enfermement, en isolement. Sa chambre se transforme en prison. Il est séparé des siens, comme enfermé dans un corps qui n’est plus le sien sans cesser toutefois de lui appartenir. Le déchirement corps animal / esprit humain rompt toute relation avec le monde extérieur et rompt l’harmonie constitutive de la personne humaine. Le paradoxe de cette pièce de théâtre se situe précisément ici : c’est grâce à une parfaite maitrise du corps par l’esprit que Killian nous donne à voir le drame de Gregor, celui de la désintégration de son unité personnelle par la métamorphose en insecte. Ce spectacle époustouflant et inoubliable est une production de la Divine Usine qui porte admirablement bien son nom : le jeu de Killian Chapput n’est-il pas divin ?


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