LA METAMORPHOSE
Sublime métamorphose
Festival Off d’Avignon – 2025
Théâtre Transversal / 19h40
Texte : d’après Franz Kafka
Mise en scène : Stéphanie Slimani
La divine usine
Un Kafka organique et puissant qui invite le
spectateur à un voyage sensoriel.
La Métamorphose
de Franz Kafka, publiée en 1915, est une des œuvres les plus célèbres de
l’auteur. La nouvelle décrit les mésaventures de Gregor Samsa, un
représentant de commerce, qui se réveille un matin transformé en un monstrueux
insecte. En retard pour son travail, il tente malgré tout de se préparer mais
ne parvient pas à sortir de son lit. Ses parents et sa sœur vont découvrir avec
horreur son nouvel état d’animal. Seul en scène, Killian Chapput incarne
Grégor Samsa. Seul mais accompagné, nimbé, de voix off et de sons
hypnotiques.
De la même manière que l’enfant est fasciné par l’observation des fourmis, le
spectateur est convié à observer la transformation du personnage. Sur scène,
un simple lit. Il est le centre du plateau, le centre d’une spirale parfaite
qui guidera l’ensemble de la scénographie. Une valise posée et, abandonnés
au sol, quelques vêtements. Une scénographie volontairement dépouillée,
laissant toute la place au corps et au mouvement. Une voix féminine, au
timbre profond, accompagne le spectateur. Elle se fait entomologiste. Sa
froideur clinique tempère le corps puissant et transpirant de Grégor. Autant
que la voix et le texte, la création sonore joue un rôle fondamental et forme
le dernier partenaire de ce trio.
Dans cette création de théâtre visuel, voix, sons et corps s’écoutent, se
répondent et vibrent de concert. La bande son, d’un seul tenant, oblige le
comédien-danseur a une immédiateté, à une intensité folle et une rigueur de jeu
millimétrée. Librement adaptée, les axes retenus pour approcher la nouvelle
de Kafka ont été l’aliénation au travail, l’enfermement, l’altérité et
l’animalité chez l’homme. Des thématiques qui restent puissamment
contemporaines. Il en ressort une création sombre et puissante, qui invite le
spectateur à un voyage sensoriel.
La Métamorphose a reçu l’Avignon Award 2023 dans la catégorie danse. (Programme
du Off)
Celui qui a
magnifié d’une manière divine et absolue la notion de métamorphose c’est le
génial poète latin Ovide (43 av. JC- 17) qui, dans son chef d’œuvre Les
métamorphoses, nous a légué un monument immortel de la
littérature latine antique. Le titre de la nouvelle de Kafka, au singulier, la
situe dans cet héritage glorieux. Ecoutons l’ouverture des Métamorphoses
d’Ovide :
Je veux dire l’histoire
et les métamorphoses des formes et des corps. Dieux, c’est votre œuvre aussi :
Inspirez mon poème et guidez-en le fil de l’aurore du monde au matin d’aujourd’hui !
Ecoutons
maintenant le commencement de la nouvelle de Kafka :
En se réveillant un matin après des rêves
agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux
insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant
un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides,
son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne
tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par
comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient
désespérément sous ses yeux. « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce
n’était pas un rêve.
Dès les premiers instants de la pièce, dont
le décor dépouillé se limite à un lit placé au centre de la scène, le
spectateur pressent qu’il va vivre un moment inoubliable de théâtre. Killian
Chapput, le comédien-danseur, nous livre du début jusqu’à la fin une performance
époustouflante de virtuosité corporelle, donc mentale. Magnifiquement servi par
la mise en scène de Stéphanie Slimani, il nous fait assister à la métamorphose
de son corps humain en un corps d’insecte. Ce faisant le comédien se fait
magicien. Il exerce sur les spectateurs une fascination qui requiert leur
absolue attention. A l’image du visuel choisi pour ce spectacle hors-normes la
beauté nous saisit, la beauté d’un corps humain en acte de métamorphose. Mais surtout
la beauté de la maîtrise parfaite du corps par l’esprit de Killian, la beauté
de l’alliance corps-esprit. On a oublié depuis longtemps le représentant de
commerce et on se croit transporté dans le monde d’Ovide, celui précisément de
la mythologie grecque. Gregor Samsa devient un Apollon qui se transforme en
animal avec une magnificence éblouissante. Le visuel du spectacle nous en offre
un instantané : il s’agit en effet d’une simple photo prise pendant l’action
de la métamorphose, une photo d’une grande qualité qui nous fait penser à une
peinture du Caravage. Dans cette photo Gregor / Killian ressemble au Christ de
la Passion, et l’expressivité de son visage et de son regard en dit long sur son
talent de comédien. Une voix
féminine, au timbre profond, accompagne le spectateur. Elle se fait
entomologiste. Régulièrement
cette voix proclame un mot latin en rapport avec la métamorphose du corps
humain en un corps d’insecte… Clin d’œil volontaire à Ovide ou simple rappel de
l’utilisation de la langue latine par les entomologistes ? Il est fort probable
que pour sa nouvelle Kafka se soit inspiré en particulier de l’une des
métamorphoses décrites par Ovide, celle de la fileuse Arachné en araignée pour
la punir de s’être vantée d’égaler Minerve dans l’art de filer la laine. C’est
par cette métamorphose racontée par la déesse elle-même qu’Ovide ouvre le livre
VI de ses Métamorphoses. Frappée violemment par Minerve, Arachné veut se
suicider en se pendant. Prise de « pitié » la déesse la transforme
finalement en araignée :
Puis Minerve part
en l’arrosant de sucs d’herbe d’Hécate. Sitôt qu’ils sont touchés par ce
présent funeste, elle perd ses cheveux, son nez et ses oreilles, sa tête se réduit,
tout son corps s’étrécit, de maigres bras se lient en jambes à ses flancs, le
reste n’est que ventre. Elle en tire pourtant du fil, et tisse encor, araignée,
comme hier.
Du point de vue
philosophique la métamorphose de Gregor se traduit en enfermement, en
isolement. Sa chambre se transforme en prison. Il est séparé des siens, comme
enfermé dans un corps qui n’est plus le sien sans cesser toutefois de lui
appartenir. Le déchirement corps animal / esprit humain rompt toute relation
avec le monde extérieur et rompt l’harmonie constitutive de la personne
humaine. Le paradoxe de cette pièce de théâtre se situe précisément ici :
c’est grâce à une parfaite maitrise du corps par l’esprit que Killian nous donne
à voir le drame de Gregor, celui de la désintégration de son unité personnelle
par la métamorphose en insecte. Ce spectacle époustouflant et inoubliable est une
production de la Divine Usine qui porte admirablement bien son nom : le
jeu de Killian Chapput n’est-il pas divin ?
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