samedi 19 juillet 2025

Dans la solitude des champs de coton (Koltès)

 


DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON

« Le rien qui est entre nous »

Festival Off d’Avignon – 2025

Théâtre du Cabestan / 11h 10

Texte : Bernard-Marie Koltès

Mise en scène : Bruno Dairou

La compagnie des perspectives

Un face-à-face intense où désir et peur s’entrelacent dans un duel verbal à la tension palpable.

 

Succès du off 2007-2008-2009. La pièce la plus connue de Bernard-Marie Koltès, la célèbre confrontation entre le dealer et le client avec pour marchandise : le Désir. Et toute la progression dramatique de la pièce tient à l'obscurité de ce désir, formé de toutes les envies, entrevues, approchées, cernées mais jamais nommées, débouchant sur une quête mais aussi sur une peur de l'autre qui rendent cette pièce unique dans le théâtre contemporain. Cela permet aux deux comédiens de souligner aussi bien la complexité des personnages que la légèreté, voire l'humour, qui empreint en permanence ce dialogue étincelant.

(Programme du Off)

 

Pablo Chevalier dans le rôle du dealer et Cédric Daniélo dans celui du client nous offrent une superbe interprétation de ce texte ô combien magnifique, mais difficile, de Bernard-Marie Koltès (1948-1989). Un moment de grand théâtre comme on l’aime !

 

J’ai découvert avec beaucoup d’émotion le style littéraire de Koltès dont la beauté va de pair avec la sobriété, le caractère incisif et vif, l’art de la formule ciselée qui confine parfois avec l’aphorisme. Cette pièce de Koltès (1985-1986) mérite donc amplement son succès de par sa qualité littéraire et son originalité. La pièce est essentiellement construite comme une suite de longs monologues qui se raccourcissent vers la fin pour se transformer en ce qui se rapprocherait davantage d’un dialogue : 18 prises de parole pour le dealer qui ouvre le feu et 18 pour le client qui clôt la pièce avec cette question : Alors, quelle arme ?

 

La mise en scène de Bruno Dairou ajoute au prologue de Koltès la liste des sept péchés capitaux, puis vient le prologue qui propose à la lecture du spectateur la définition de ce que c’est qu’un deal. Même si les deux personnages de cette rencontre nocturne sont d’une part un dealer et de l’autre un client, il ne s’agit pas ici de drogue mais bien d’une réflexion philosophique sur le désir. Le cadre spatial et temporel est bien défini par une formule que nous trouvons dans la bouche du client : l’infinie solitude de cette heure et de ce lieu qui ne sont ni une heure ni un lieu définissables… Solitude du crépuscule dans un milieu urbain. Solitude extérieure qui renvoie à la solitude intérieure des deux hommes. Le texte de Koltès nous installe d’emblée dans l’étrangeté du langage (quel dealer parlerait dans la réalité comme ce dealer ?) qui provoque une tension allant croissant jusqu’à la fin, la tension qui est celle des « ténèbres des hommes qui s’abordent dans la nuit ». Dans cette rencontre on ne sait pas lequel des deux se rapproche en premier de l’autre. La violence se contient en permanence dans l’expression verbale même si le dealer affirme que « deux hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que de se frapper, avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité ». A cette violence sourde s’ajoutent les motifs de la peur et de la fuite. Dans une formule inaugurale saisissante le dealer installe le motif du désir au cœur de cette rencontre : « J’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi », comme si l’homme était réduit à n’être qu’un désir. Plus loin le dealer précise : « Je ne suis pas là pour donner du plaisir, mais pour combler l’abîme du désir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir un nom, le traîner jusqu’à terre, lui donner une forme et un poids, avec la cruauté obligatoire qu’il y a à donner une forme et un poids au désir ». Cela pourrait nous faire penser à la réflexion de Qohélet, le sage de l’Ancien Testament, qui ose dire : Pensez à un homme qui engendre cent fois. Il vit longtemps des jours nombreux, des années nombreuses et rien ne comble son désir. Il n’aura même pas de tombe, je dis que l’avorton est plus heureux que lui (6, 3). Le dealer, lui, prétend combler l’abîme du désir… ce à quoi répond le client : « Vous n’êtes pas là pour satisfaire des désirs… Vous êtes pauvre, et vous êtes ici non par goût mais par pauvreté, nécessité et ignorance ». Koltès en partant de la relation commerciale, qu’elle soit licite ou illicite, montre que la différence entre le vendeur et l’acheteur n’est pas si nette que cela du point de vue du désir : « La seule frontière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie ». Dans ce jeu du chat et de la souris le client est celui qui aime à dire « non » tandis que le dealer ne sait dire que « oui ». Accolé à ce fil rouge conducteur du désir, nous trouvons dans la pièce de Koltès une importance particulière accordée au regard (En toute fin de compte n’existe que le fait que vous m’avez regardé et que j’ai intercepté ce regard ou l’inverse) et au toucher (J’avais posé ma main sur votre bras par pure curiosité), l’importance du langage corporel entre humains, entre ces deux inconnus qui se croisent et se dévisagent dans la nuit, incapables de se frapper comme de se séparer. Le dealer se comporte même comme un saint Martin urbain (Aujourd’hui que je vous ai touché, j’ai senti en vous le froid de la mort… c’est pourquoi je vous ai tendu ma veste pour couvrir vos épaules). Dans la solitude des champs de coton parle du début à la fin du désir, autant celui du dealer que celui du client, mais il s’agit d’un désir qui n’est jamais nommé, qui demeure dans le vague. Le dealer et le client attendent mutuellement que l’autre fasse le premier pas : Qu’il me dise enfin ce dont il a besoin pour combler son désir, qu’il me dise enfin ce qu’il a pour combler mon désir ! D’où une tension palpable qui va crescendo. C’est en exprimant son attente de dealer vis-à-vis de son client potentiel que celui-ci mentionne la solitude des champs de coton : « Alors ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me le dire ; et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-là comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ». Dans la pièce de Koltès le désir non exprimé est inséparable de la sensation de solitude, une infinie solitude, une solitude qui nous fatigue.

Il me semble que la fine pointe de Dans la solitude des champs de coton se trouve dans notre incapacité à communiquer véritablement les uns avec les autres même si nous avons le langage des mots et des corps. Le client assume parfaitement cette triste condition : « Soyons deux zéros bien ronds, impénétrables l’un à l’autre, provisoirement juxtaposés, et qui roulent, chacun dans sa direction… de simples, solitaires et orgueilleux zéros » et pourtant, plus loin, il dit au dealer : Venez avec moi ; cherchons du monde, car la solitude nous fatigue.

La pièce de Koltès est d’un noir tranchant. L’incommunicabilité qui y règne est aussi épaisse que les ténèbres de la rencontre entre ces deux inconnus qui se sont regardés et ont proféré des monologues. Dans une quasi-conclusion le client détruit une bonne fois pour toutes espérances et illusions, car il n’y a pas d’amour.

 

Seul le cœur connaît sa peine, et à sa joie, nul ne prend part.

Le cœur sait sa propre amertume, l’inconnu ne voit pas sa joie.

Proverbes 14, 10

 

Je hais une telle vie, rien de ce qui se fait sous le soleil ne me plaît. Illusion, tout est illusion et poursuite du vent.

Qohélet 2, 17

 

 


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