DANS LA
SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON
« Le
rien qui est entre nous »
Festival Off
d’Avignon – 2025
Théâtre
du Cabestan / 11h 10
Texte :
Bernard-Marie Koltès
Mise en
scène : Bruno Dairou
La
compagnie des perspectives
Un face-à-face intense où désir et peur s’entrelacent
dans un duel verbal à la tension palpable.
Succès du off 2007-2008-2009. La pièce la plus connue
de Bernard-Marie Koltès, la célèbre confrontation entre le dealer et le client
avec pour marchandise : le Désir. Et toute la progression dramatique de la
pièce tient à l'obscurité de ce désir, formé de toutes les envies, entrevues,
approchées, cernées mais jamais nommées, débouchant sur une quête mais aussi
sur une peur de l'autre qui rendent cette pièce unique dans le théâtre
contemporain. Cela permet aux deux comédiens de souligner aussi bien la complexité
des personnages que la légèreté, voire l'humour, qui empreint en permanence ce
dialogue étincelant.
(Programme du Off)
Pablo Chevalier
dans le rôle du dealer et Cédric Daniélo dans celui du client nous offrent une superbe
interprétation de ce texte ô combien magnifique, mais difficile, de Bernard-Marie
Koltès (1948-1989). Un moment de grand théâtre comme on l’aime !
J’ai découvert
avec beaucoup d’émotion le style littéraire de Koltès dont la beauté va de pair
avec la sobriété, le caractère incisif et vif, l’art de la formule ciselée qui
confine parfois avec l’aphorisme. Cette pièce de Koltès (1985-1986) mérite donc
amplement son succès de par sa qualité littéraire et son originalité. La pièce est
essentiellement construite comme une suite de longs monologues qui se raccourcissent
vers la fin pour se transformer en ce qui se rapprocherait davantage d’un
dialogue : 18 prises de parole pour le dealer qui ouvre le feu et 18 pour
le client qui clôt la pièce avec cette question : Alors, quelle arme ?
La mise en scène
de Bruno Dairou ajoute au prologue de Koltès la liste des sept péchés capitaux,
puis vient le prologue qui propose à la lecture du spectateur la définition de
ce que c’est qu’un deal. Même si les deux personnages de cette rencontre
nocturne sont d’une part un dealer et de l’autre un client, il ne s’agit pas
ici de drogue mais bien d’une réflexion philosophique sur le désir. Le
cadre spatial et temporel est bien défini par une formule que nous trouvons
dans la bouche du client : l’infinie solitude de cette heure et de ce
lieu qui ne sont ni une heure ni un lieu définissables… Solitude du
crépuscule dans un milieu urbain. Solitude extérieure qui renvoie à la solitude
intérieure des deux hommes. Le texte de Koltès nous installe d’emblée dans l’étrangeté
du langage (quel dealer parlerait dans la réalité comme ce dealer ?) qui provoque
une tension allant croissant jusqu’à la fin, la tension qui est celle des « ténèbres
des hommes qui s’abordent dans la nuit ». Dans cette rencontre on ne sait
pas lequel des deux se rapproche en premier de l’autre. La violence se contient
en permanence dans l’expression verbale même si le dealer affirme que « deux
hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que de se frapper, avec la
violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité ». A cette violence
sourde s’ajoutent les motifs de la peur et de la fuite. Dans une formule
inaugurale saisissante le dealer installe le motif du désir au cœur de cette
rencontre : « J’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe
devant moi », comme si l’homme était réduit à n’être qu’un désir. Plus
loin le dealer précise : « Je ne suis pas là pour donner du plaisir,
mais pour combler l’abîme du désir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir
un nom, le traîner jusqu’à terre, lui donner une forme et un poids, avec la cruauté
obligatoire qu’il y a à donner une forme et un poids au désir ». Cela
pourrait nous faire penser à la réflexion de Qohélet, le sage de l’Ancien
Testament, qui ose dire : Pensez à un homme qui engendre cent fois. Il
vit longtemps des jours nombreux, des années nombreuses et rien ne comble son désir.
Il n’aura même pas de tombe, je dis que l’avorton est plus heureux que lui (6,
3). Le dealer, lui, prétend combler l’abîme du désir… ce à quoi répond le
client : « Vous n’êtes pas là pour satisfaire des désirs… Vous êtes
pauvre, et vous êtes ici non par goût mais par pauvreté, nécessité et ignorance ».
Koltès en partant de la relation commerciale, qu’elle soit licite ou illicite,
montre que la différence entre le vendeur et l’acheteur n’est pas si nette que
cela du point de vue du désir : « La seule frontière qui existe est
celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant
le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie ». Dans ce jeu du
chat et de la souris le client est celui qui aime à dire « non »
tandis que le dealer ne sait dire que « oui ». Accolé à ce fil rouge
conducteur du désir, nous trouvons dans la pièce de Koltès une importance
particulière accordée au regard (En toute fin de compte n’existe que le fait
que vous m’avez regardé et que j’ai intercepté ce regard ou l’inverse) et
au toucher (J’avais posé ma main sur votre bras par pure curiosité), l’importance
du langage corporel entre humains, entre ces deux inconnus qui se croisent et se
dévisagent dans la nuit, incapables de se frapper comme de se séparer. Le dealer
se comporte même comme un saint Martin urbain (Aujourd’hui que je vous ai
touché, j’ai senti en vous le froid de la mort… c’est pourquoi je vous ai tendu
ma veste pour couvrir vos épaules). Dans la solitude des champs de coton
parle du début à la fin du désir, autant celui du dealer que celui du client,
mais il s’agit d’un désir qui n’est jamais nommé, qui demeure dans le vague. Le
dealer et le client attendent mutuellement que l’autre fasse le premier pas :
Qu’il me dise enfin ce dont il a besoin pour combler son désir, qu’il me dise
enfin ce qu’il a pour combler mon désir ! D’où une tension palpable qui va
crescendo. C’est en exprimant son attente de dealer vis-à-vis de son client potentiel
que celui-ci mentionne la solitude des champs de coton : « Alors ne
me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre
regard sur moi, la raison, de me le dire ; et s’il s’agit de ne point
blesser votre dignité, eh bien, dites-là comme on la dit à un arbre, ou face au
mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se
promène, nu, la nuit ». Dans la pièce de Koltès le désir non exprimé est
inséparable de la sensation de solitude, une infinie solitude, une solitude qui
nous fatigue.
Il me semble que
la fine pointe de Dans la solitude des champs de coton se trouve dans
notre incapacité à communiquer véritablement les uns avec les autres même si
nous avons le langage des mots et des corps. Le client assume parfaitement
cette triste condition : « Soyons deux zéros bien ronds, impénétrables
l’un à l’autre, provisoirement juxtaposés, et qui roulent, chacun dans sa direction…
de simples, solitaires et orgueilleux zéros » et pourtant, plus loin, il
dit au dealer : Venez avec moi ; cherchons du monde, car la
solitude nous fatigue.
La pièce de
Koltès est d’un noir tranchant. L’incommunicabilité qui y règne est aussi
épaisse que les ténèbres de la rencontre entre ces deux inconnus qui se sont
regardés et ont proféré des monologues. Dans une quasi-conclusion le client
détruit une bonne fois pour toutes espérances et illusions, car il n’y a pas
d’amour.
Seul le cœur connaît sa peine, et à sa joie, nul ne
prend part.
Le cœur sait sa propre amertume, l’inconnu ne voit pas
sa joie.
Proverbes 14, 10
Je hais une telle vie, rien de ce qui se fait sous le
soleil ne me plaît. Illusion, tout est illusion et poursuite du vent.
Qohélet 2, 17
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