samedi 20 juillet 2024

ODYSSEE, Camille Prioul

 


ODYSSEE

Un seul en scène inoubliable 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre Le grand pavois / 11h45

La compagnie Plop

Texte : Camille Prioul

Succès OFF 2019, 2021, 2022, 2023

Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eut renversé la citadelle sacrée de Troie. Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans son cœur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et le retour de ses compagnons. Mais il ne les sauva point, contre son désir ; et ils périrent par leur impiété, les insensés ! ayant mangé les bœufs de Hèlios Hypérionade. Et ce dernier leur ravit l’heure du retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus. (Début du chant I. Traduction par Leconte de Lisle).

C’est ainsi que commence le célèbre poème d’Homère divisé en 24 chants, une œuvre comparable à la Bible pour son importance dans l’histoire mondiale de la littérature. Un best-seller venu de l’antiquité grecque et qui continue à charmer et à captiver. Un chef d’œuvre immortel que l’on apprécie davantage en l’écoutant qu’en le lisant. L’Odyssée est une œuvre qui doit être en effet proclamée, chantée, incarnée par une voix. En paraphrasant le commencement qu’Homère donne à son grand poème on pourrait dire : Dis-moi, Camille, cet homme subtil qui erra si longtemps… Cela fait des années que Camille Prioul a réécrit et interprété l’Odyssée qui nous raconte les aventures d’Ulysse à l’issue de la guerre de Troie. 10 années de longues errances et d’épreuves sur mer pour parvenir enfin dans sa patrie Ithaque et retrouver Pénélope et Télémaque, malgré la colère de Poséidon, la bêtise de beaucoup de ses compagnons, et l’arrogance des princes d’Ithaque (Les Prétendants insolents) convoitant sa femme et épuisant ses biens … Et tous les dieux le prenaient en pitié, excepté Poséidon, qui était toujours irrité contre le divin Odysseus (Ulysse), jusqu’à ce qu’il fût rentré dans son pays…

Camille Prioul, auteur et interprète de cette Odyssée adaptée au théâtre, est parvenu de manière magistrale à nous raconter l’essentiel des aventures d’Ulysse en 1h20 ! Un véritable exploit ! On ne peut que saluer avec admiration et gratitude son époustouflante performance car Camille est seul sur scène et il interprète tour à tour les principaux personnages de l’Odyssée, hommes et femmes, monstres et dieux, avec un talent impressionnant. Il est à la fois l’aède qui nous raconte une histoire et nous captive et Ulysse qui en est le protagoniste essentiel… et tous les autres personnages ! En observant le jeu de Camille sur scène on se croirait transporté dans un autre grand poème de l’antiquité Les métamorphoses d’Ovide. Camille se métamorphose en permanence tout au long de son spectacle. On comprend aisément le succès de cette performance d’acteur au service de l’un des plus beaux textes de l’histoire de l’humanité : le 12 juillet 2024, ce fut la 250ème représentation de ce spectacle inoubliable. Que l'on connaisse déjà le texte d'Homère ou pas, Camille nous introduit avec brio dans ce qui fait son charme, captivant les petits comme les grands. L’un des sommets de ce spectacle extraordinaire est le passage dans lequel Ulysse et ses compagnons affrontent, prisonniers dans son antre, le cyclope Polyphème, qu’ils finiront par aveugler grâce à la ruse d’Ulysse, ce qui provoquera la colère de son père Poséidon… (cf. Chant IX). C’est en faisant boire au cyclope un vin délicieux qu’Ulysse parviendra à l’aveugler. Voici un passage du texte d’Homère :

Il prit et but plein de joie ; puis, ayant bu le doux breuvage, il m’en demanda de nouveau :

Donne-m’en encore, cher, et dis-moi promptement ton nom, afin que je te fasse un présent hospitalier dont tu te réjouisses. La terre féconde rapporte aussi aux Cyclopes un vin généreux, et les pluies de Zeus font croître nos vignes ; mais celui-ci est fait de nectar et d’ambroisie.

Il parla ainsi, et de nouveau je lui donnai ce vin ardent. Et je lui en offris trois fois, et trois fois il le but dans sa démence. Mais dès que le vin eut troublé son esprit, alors je lui parlai ainsi en paroles flatteuses :

Cyclope, tu me demandes mon nom illustre. Je te le dirai, et tu me feras le présent hospitalier que tu m’as promis. Mon nom est Personne. Mon père et ma mère et tous mes compagnons me nomment Personne.

Je parlai ainsi, et, dans son âme farouche, il me répondit :

Je mangerai Personne après tous ses compagnons, tous les autres avant lui. Ceci sera le présent hospitalier que je te ferai. (Chant IX).

Le spectacle conçu et interprété par Camille Prioul fait partie de mes coups de cœurs de cette édition 2024 du festival Off. Cher Camille, je vous propose un nouveau sujet d’inspiration pour l’année prochaine, l’adaptation d’un autre chef d’œuvre immortel qui commence ainsi :

Je vais chanter la guerre et celui qui, exilé prédestiné - tout a commencé par lui-, vint, des parages de Troie, en Italie, à Lavinium, sur le rivage.  Lui qui, sur terre et sur mer, fut longtemps le jouet des puissances célestes, à cause de la rancune tenace de la cruelle Junon ; qui eut tant à souffrir de la guerre, pour fonder à ce prix une ville et installer ses Pénates dans le Latium. D’où la nation latine, Albe et ses Anciens, et les murailles de la noble Rome.

Qu’en dites-vous Camille ?

 

 

 

 

                                                                                                           


vendredi 19 juillet 2024

HUMAIN, de Claas Neumann

 


HUMAIN

Danse libératrice 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre La tâche d’encre / 12h00 (jours pairs)

Ecrit et interprété par Claas Neumann

Dans ce seul en scène, l’allemand Class Neumann, récemment installé en Avignon et thérapeute de formation, nous livre une superbe performance à travers une maîtrise exceptionnelle de son corps dans la danse et l’expression gestuelle tout autant que dans le parcours initiatique auquel il nous convie à travers le personnage qu’il incarne. Tout part d’un homme de ménage qui vit dans la peur. La philosophie antique avait pour but de libérer l’homme de ses peurs, en particulier de la peur des dieux et de la mort. Même si la thématique de cette pièce peut parfois faire penser aux théories du développement personnel, très populaires actuellement, le contenu en est essentiellement philosophique, donc réflexif. Il s’agit en effet d’une réflexion qui mène vers l’intériorité et la mise en valeur de la beauté spirituelle de l’existence humaine. A la peur répond le courage. Le chemin parcouru par le personnage incarné par Claas n’est pas solitaire. Des médiations font évoluer l’homme de ménage vers la découverte de ses talents et trésors enfouis. Il y a des voix dont la voix de Dieu. Il y a surtout un énorme livre qui fait office d’oracles tels que ceux délivrés dans l’antiquité par les pythies et les sibylles, reliant le monde des dieux et celui des humains. Notre homme entend la voix de Dieu qui lui signifie le propre du langage divin. Pourquoi ce gros livre et pas un écran connecté ? Parce qu’il aime les livres et que Dieu s’adresse toujours à nous à travers nos passions et ce qui nous fait vivre. Beau message plein de sagesse qui montre que Dieu (ou l’univers, ici on s’approche d’une conception panthéiste à la Spinoza, Deus sive natura) ne se révèle pas en abolissant nos passions mais en les sublimant. Ce qui pourrait faire penser au sens chrétien de l’incarnation, mystère par lequel le Verbe de Dieu assume notre humanité pour la diviniser. Class Neumann utilise l’image de l’aimant. Nos pensées intimes et ce que nous sommes intérieurement attirent ou repoussent les personnes. A la manière d’un aimant nous attirons à nous en fonction de ce que nous rayonnons autour de nous en négatif ou en positif… Peut-être que le cœur du message délivré par ce parcours fait de danse (donc de beauté) et d’oracles lus dans le livre est-il essentiellement pascalien… en unissant le corps et l’esprit. Claas cite en effet une célèbre pensée de Pascal en la transformant quelque peu : Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. Affirmation par laquelle on évite la tentation de tout réduire à la seule raison, la tentation cartésienne par excellence. Peu à peu l’homme de ménage quitte sa tenue de travail, transforme son balai en compagnon de danse, et se retrouve dans la splendeur de son corps humain, comme un papillon libéré de sa chrysalide. Ce magnifique spectacle est une ode à la vie, une invitation à la vivre dans les profondeurs de notre être, et, paradoxalement pour un seul en scène, à conjuguer nos talents avec ceux des autres pour chanter la symphonie de la vie issue de Dieu ou de l’univers.

Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur.

Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.

Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité.

Blaise Pascal, Pensées.

 

 


3 critiques de spectacles par Marie Jaurto: LEON / MISSAK / PARIS VARSOVIE

 

LEON

Au Paris à 13h40

Il n’est pas le prestidigitateur banal qui soulève la question « il y a un truc » à la fin de chaque numéro…. Il ne joue pas au mentaliste de cirque … Léon présente un spectacle « bluffant », de très bon niveau, entraînant les spectateurs à participer avec élégance et gentillesse et surtout sans les exposer à  de stupides situations ! Un agréable moment de rêve, de doute et d’humour.

 

 

MISSAK

 

Sur le parvis de l’église saint Agricole 19h et 20h

 

Christophe Brunel est un comédien de théâtre de rue, il est magnifique ! Pas besoin de réserver, on s’assied sur les marche du parvis, on donne au chapeau à la fin.

Un texte large, émouvant, prenant, une histoire de résistant par laquelle l’auteur a souhaité nous faire réfléchir à cette notion nécessaire au quotidien d’aujourd’hui : ne jamais accepter l’inacceptable, repousser le mal, protéger son pays et ses valeurs humaines quel qu’en sera le prix…. Jusqu’à offrir sa vie…

45mn d’émotion pure, de vérité poignante mais surtout d’espérance et de liberté.

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Missak_Manouchian  Entré au Panthéon en 2024

 

 

PARIS VARSOVIE, CABARET MUSICAL

Théâtre du Chapeau Rouge à 20h

 

Elle est polonaise et chante, il est pianiste et français !

Humoristique et délicat métissage de morceaux choisis de chansons françaises et polonaises pour une soirée de cabaret très réussie ! Une voix slave et chaude, brillante et sensuelle, un jeu époustouflant du classique au jazz, de Piaf aux mélopées de Pologne. Deux musiciens très complémentaires, associant leurs talents d’écriture littéraire et musicale et mettant le tout au service des plus grands de la chanson des deux pays.

Un moment où l’on a les yeux pleins d’étincelles et les oreilles de vibrante tendresse !  

 

 

jeudi 11 juillet 2024

LE VERITABLE SAINT GENEST, de Jean de Rotrou

 


LE VERITABLE SAINT GENEST

Ou la résurrection du saint patron des comédiens 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre des Corps Saints / 10h30

La troupe de Bourbon / Coréa : Festival Théâtres de Bourbon

Texte : Jean de Rotrou

Mise en scène : Pierre Deusy assisté d’Hélène Robin

Argument de la pièce : Jean de Rotrou, dramaturge et poète français du XVIIème siècle (1609-1650), nous fait revivre avec sa pièce Le véritable saint Genest l’époque de la grande persécution de Dioclétien (303-304) qui utilisa de manière extrême la torture pour contraindre les récalcitrants à sacrifier publiquement aux dieux de l’empire. Dioclétien, que Rotrou nomme Dioclétian, est surtout connu par les historiens de la Rome antique pour avoir institué un nouveau système de gouvernement en 293, la Tétrarchie, avec deux Augustes (un pour l’Occident, un autre pour l’Orient) et deux Césars ayant droit de succession, Dioclétien, Auguste d’Orient, demeurant supérieur en autorité à son confrère d’Occident Maximien. Avec ce nouveau système de gouvernement Rome perd son statut de capitale de l’Empire, l’Auguste d’Orient résidant à Nicomédie (en Turquie actuellement) tandis que l’Auguste d’Occident résidait à Milan. Il semblerait que Rotrou ait fait une confusion historique entre Maximien et Maximin le Thrace qui régna de 235 à 238, qui était un modeste berger avant de gravir progressivement les échelons de l'armée romaine jusqu’à parvenir à la pourpre impériale. Le César de Dioclétien n’était pas Maximin mais Galère, lui aussi d’origine Thrace, né dans une famille très modeste. Galère entre très tôt dans l'armée et progresse rapidement dans la hiérarchie militaire. Repéré par l'empereur Dioclétien, il épouse sa fille Galeria Valeria et devient son César.

Cette rectification d’ordre historique étant faite, revenons à l’argument de la pièce. A l’occasion du mariage de sa fille avec Maximin (dans l’histoire avec Galère), l’empereur demande à son mime préféré et ami Genest, de divertir la cour par une comédie dans laquelle le comédien imiterait « l’obstination » des chrétiens (cf. l’unique mention des chrétiens dans Les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle ; XI.3) afin de les ridiculiser tout en illustrant, bien sûr, les mérites de Maximin. Il s’agit donc de théâtre dans le théâtre, et pour citer la plaquette de présentation de la pièce, « on aura même du théâtre dans le théâtre dans le théâtre quand Sergeste jouera devant Maximin et Genest la façon dont Maximin aura su qu’Adrian (joué par Genest) le trahissait » ! En jouant les chrétiens persécutés, Genest est converti par la grâce divine, et cela « en écoutant ce qu’incarne un autre acteur, Lentule, qui lui ne se convertira pas ». Renversement paulinien de situation qui provoque un quiproquo entre lui et l’empereur qui pense qu’il continue de jouer un rôle avant de comprendre que son mime est réellement devenu lui-même chrétien… donc objet de la rigueur de la loi.

Cette pièce écrite dans la splendide langue du XVIIème siècle, en alexandrins et en vers, est en fait révolutionnaire par bien des aspects. 150 ans avant la Révolution elle déclare que le mérite (ici du berger Maximin) l’emporte sur la naissance (la noblesse des patriciens) ! Elle « défend le doute et la liberté de croire », et surtout, pour la première fois, elle fait de Genest « un saint non pas bien que comédien, mais parce que comédien » ! A une époque où le métier de comédien était très mal vu par les autorités ecclésiastiques (c’était déjà le cas dans la Rome antique où les comédiens étaient en même temps adulés et méprisés, à l’instar des gladiateurs et des conducteurs de chars dans le cirque), le chef d’œuvre baroque de Rotrou apparaît comme un véritable plaidoyer en faveur de la vocation du comédien, une « véritable déclaration d’amour aux comédiens et au théâtre ».

Dans sa note d’intention, Pierre Deusy, créateur en 2019 du festival Théâtres de Bourbon, dévoile la profondeur théologique de la pièce de Rotrou, à une époque où les débats sur la grâce étaient virulents :

Avec une incroyable finesse et sans qu’il y paraisse, Rotrou joue des mises en abymes pour opposer en tout Adrian et Genest, le personnage et le comédien qui l’incarne, celui (protestant ou janséniste) qui affirme la prédestination, n’hésite jamais et a la ligne directe avec le Ciel et celui (catholique) qui tout au contraire incarne la grâce suffisante, ne cesse jamais de douter et aime avant tout la concrétude et l’incarnation : sa vie de comédien, sa vie de troupe et sa liberté. Il ne se contente donc pas de mettre en question un monde articulé sur la naissance et l’intolérance : il fait très habilement comprendre que l’Eglise, qui depuis Tertullien condamne le théâtre, fait fausse route et n’a pas compris que pour le comédien comme pour le catholique, l’incarnation est l’alpha et l’oméga de toute chose. Dans une parfaite « défense et illustration », il établit un parallèle limpide entre la grâce, le don, le talent, et le rôle à jouer, qui sont choses simples auxquelles on doit s’adapter sans bruit, mais sans jamais abdiquer non plus sa liberté d’action, réelle.

Le véritable saint Genest fait partie de mes coups de cœur de ce festival off d’Avignon 2024 pour de nombreuses raisons. Tout d’abord le plaisir d’entendre la belle langue de Rotrou (Quand le voyant marcher du baptême au trépas, il semble que les feux soient des fleurs sous ses pas), ensuite la sortie de l’oubli dans lequel était tombé ce comédien-martyr grâce à cette création de la pièce pour le festival off, enfin le très beau jeu des comédiens, en particulier celui de Rémi de Monvel dans le rôle-titre, d’Olivier Bruaux dans le portrait tout en nuances de l’empereur persécuteur, sans oublier Héloïse Cunin qui incarne avec une grande délicatesse Natalie, l’épouse de Genest.

En guise d’ouverture ce merveilleux passage dans la bouche de Genest :

Je vous ai divertis, j’ai chanté vos louanges ;

Il est temps maintenant de réjouir les Anges,

Il est temps de prétendre à des prix immortels,

Il est temps de passer du théâtre aux autels.

Si je l’ai mérité, qu’on me mène au martyre :

Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire.

Le texte de Rotrou est disponible en format PDF sur Internet ici :

https://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/ROTROU_SAINTGENEST.pdf      

Enfin on peut aussi acheter l’édition papier de cette œuvre éditée par Flammarion en 1999 dans la collection GF pour la modique somme de 9 euros.

 


 

 

 

 

 

 

 

 


TOM A LA FERME, de Michel Marc Bouchard





TOM A LA FERME

Parabole pascale 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre des Corps Saints / 17h00

Nacéo

Texte : Michel Marc Bouchard

Mise en scène : Olivier Sanquer

Le dramaturge québécois Michel Marc Bouchard, né en 1958, a écrit Tom à la ferme en 2009 (création en 2011). Xavier Dolan a adapté au cinéma en 2013 l’œuvre de Bouchard. Pour la 4ème année consécutive cette pièce de théâtre est présentée dans le cadre du festival Off d’Avignon, cette année au théâtre des Corps Saints, après 3 années de succès.

Le metteur en scène, comédien et danseur, Olivier Sanquer, est né à Paris en 1983. Sa première mise en scène, Les Feluettes (reprise à l’Atelier 44 à 14h20) de Michel Marc Bouchard, fut jouée plus de cent fois à Paris, Avignon et au Québec. Olivier a ensuite fondé la compagnie Nacéo Suisse en 2011. Son “théâtre de l’accident”, rejetant toute forme d’inertie et de confort, a donné lieu à une vingtaine de spectacles (Genet, Ronfard, McDonagh, Bouchard).

Tom, un jeune publicitaire montréalais, se rend dans une ferme éloignée et isolée pour assister aux funérailles de son amoureux. Là, il rencontre Agathe, la mère de son amant, persuadée que Tom n’est qu’un ami de son fils. Tom fait aussi la connaissance de Francis, le grand frère du défunt qui est, lui, très au fait de la nature de leur relation.

La mise en scène d’Olivier Sanquer est minimaliste : 4 chaises qui se transforment à l’occasion et, dominant l’intérieur de la maison d’Agathe ou de l’église lors des funérailles, un crucifix placé en position centrale. Contrairement à l’adaptation pour le cinéma de Dolan la pièce mise en scène par Olivier Sanquer se passe uniquement en intérieur, dans une espèce de huis clos, le même espace se transformant en différents lieux au fur et à mesure de la progression de l’action.

Le thème central est clairement celui d’un amour tabou qui ne peut être dit et qui par conséquent doit demeurer caché au moment même du drame ultime : la mort de l’amant de Tom. Il est significatif que le nom du défunt ne soit jamais prononcé d’un bout à l’autre de la pièce… Il est l’amant, le fils, le frère, mais nous ne savons pas comment il s’appelle. S’agit-il d’une correspondance lumineuse entre un amour qui ne peut être dit et un nom qui ne doit pas être prononcé ? Qui ne peut plus être prononcé une fois la vérité découverte ? Comme une indication qu’avant même sa mort cet anonyme n’existait pas dans sa vérité d’être humain pour les membres de sa famille parce qu’il aimait Tom ? Comme si le tabou d’une relation amoureuse cachée rendait tabou lui-même le protagoniste disparu de cette relation ? Le frère du défunt Francis use de menaces et de violence pour que le secret soit maintenu, pour « préserver » Agathe éprouvée par le deuil. Il va même jusqu’à créer de toutes pièces une fiancée, Sara, à son frère défunt. La pièce développe l’opposition entre le monde urbain (Tom) et celui de la campagne québécoise (Francis). L’acceptation d’une orientation sexuelle différente de celle de la majorité semble en effet plus problématique en milieu rural qu’en milieu urbain là où l’anonymat règne. C’est cette distance des mentalités qu’illustre la pièce avec la violence sous-jacente de Francis à l’égard de Tom, violence qui ira crescendo mais qui révélera aussi une fragilité (un secret inavoué ?) dans une scène de danse inoubliable. Le jeune urbain se surprendra quant à lui à goûter la vie de la ferme (la naissance du veau) et un rapprochement inattendu et surprenant s’opérera entre lui et Francis, jusqu’à l’arrivée de la fausse fiancée qui fera jaillir la vérité. Le jeu des acteurs et actrices est puissant (2 hommes et 2 femmes), particulièrement la confrontation entre Tom (Elie Boissière, en alternance avec Sébastien Pruvost) et Francis (Axel Arnault) ne laissera pas les spectateurs indifférents. Les rôles féminins d’Agathe et de Sara sont respectivement joués par Marie Burkhardt et Amandine Favier, en alternance avec Angélique Kern Ros. Pour ceux qui ont vu le film de Dolan une différence essentielle s’impose avec la pièce mise en scène par Olivier Sanquer : la dimension religieuse incarnée par la présence du crucifix dominant la scène et mis en valeur par l’éclairage, lumière qui s’éteint uniquement au moment de la scène des funérailles dans l’église, comme pour suggérer que Dieu est présent partout, hors les murs des églises et que l’on ne saurait l’y enfermer comme le Dieu d’Israël autrefois dans le temple de Jérusalem. De la bouche de la mère en deuil, Agathe, croyante convaincue, sortent des versets bibliques judicieusement répartis tout au long de la progression de l’action, versets éminemment pascals, faisant tous référence au mystère du Christ mort et ressuscité. J’ai vu cette pièce le 3 juillet en la fête de l’apôtre saint Thomas et quelle ne fut pas ma surprise d’entendre cette citation du chapitre 20 de l’Evangile selon saint Jean, parole adressée par le Christ ressuscité à son apôtre qui refuse de croire le témoignage des autres apôtres :

Huit jours plus tard, les disciples se trouvaient de nouveau dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vient, alors que les portes étaient verrouillées, et il était là au milieu d’eux. Il dit : « La paix soit avec vous ! » Puis il dit à Thomas : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant. »

Le crucifix, les citations des Evangiles mais aussi la magnifique musique du Magnificat en latin donnent indéniablement à ce spectacle une dimension spirituelle forte. Tous ces éléments sont utilisés par Olivier Sanquer avec un grand respect. A un moment de la pièce un lien très fort est établi entre le mystère pascal du Christ et le défunt...

Tom à la ferme est une œuvre bouleversante et forte qui ne laissera personne indifférent. Elle mérite d’être vue et méditée. Car elle donne beaucoup à penser. L’imbrication géniale entre le silence d’un amour qui ne peut être dit, même au moment de la mort, et les paroles évangéliques proférées par la mère du défunt mérite une mention spéciale. C’est ainsi la relation entre nos amours humaines dans leur diversité et l’amour divin dans son universalité qui se profile à l’horizon de cette œuvre qui, malgré sa violence palpable, est remplie de l’espérance chrétienne en la victoire finale de la vie sur toute forme de mort. Le crucifix, signe de la violence extrême subie et acceptée par le Christ, renvoie à la violence exercée par Francis sur Tom faisant de ce dernier comme une image du Christ. Même si Francis ne se transforme pas en agneau, sa rencontre avec Tom semble bien le transformer quelque peu. Au sein d’une relation faite au départ d’incompréhension, d’impossibilité à communiquer, d’hostilité franche, la mort de l’amant et du frère rapproche indéniablement Tom et Francis, le monde urbain et le monde rural, celui qui jouit à Montréal d’une vie sociale intense et celui qui crève de solitude et d’isolement au milieu de ses vaches… portant dans sa conscience le poids d’un acte le condamnant à ne fréquenter que sa mère.

En guise d’ouverture, cette citation de l’Evangile selon saint Luc :

Elles entrèrent, mais ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. Alors qu’elles étaient désemparées, voici que deux hommes se tinrent devant elles en habit éblouissant. Saisies de crainte, elles gardaient leur visage incliné vers le sol. Ils leur dirent : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ?

Je remercie Axel pour sa précieuse relecture de cette critique du spectacle.

 

 




 

vendredi 5 juillet 2024

HELIOGABALE, l'empereur fou, d'Alain Pastor


HELIOGABALE, l’empereur fou

Démesure et solitude du pouvoir absolu 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre des Gémeaux / 13h30

L’Avant-scène productions / Cie Voyez-moi ça

Texte : Alain Pastor

Mise en scène : Pascal Vitiello

Jamais je n’aurais composé la vie d’Elagabal Antonin – appelé aussi Varius- afin d’éviter que l’on sache qu’il fut un empereur romain, si avant lui ce même empire n’avait connu des Caligulas, des Nérons et des Vitellius. Mais de même que la terre produit aussi bien poisons que blé et autres plantes utiles, aussi bien serpents qu’animaux domestiques, de même le lecteur avisé saura trouver un contrepoids à la vie de ces monstrueux tyrans en lisant celles d’Auguste, de Trajan, de Vespasien, d’Hadrien, d’Antonin le Pieux, de Titus et de Marc (Aurèle). Il appréciera en même temps le discernement des Romains puisque ces derniers empereurs eurent un long règne et moururent de mort naturelle, tandis que les autres furent assassinés, traînés à travers les rues et traités de tyrans, au point que personne ne veut plus prononcer leur nom. (Histoire Auguste, vie d’Antonin Elagabal, 1-3).

L’introduction que l’auteur de l’Histoire Auguste, écrivant à la fin du 4ème siècle, donne à sa vie d’Elagabal ou Héliogabale situe le très jeune empereur originaire de Syrie, fils de Julia Soemias, et petit-fils de Julia Maesa, dans le groupe des « mauvais empereurs » voués à la damnatio memoriae et dont il est permis de relater la vie seulement en ayant à l’esprit l’antidote des « bons princes ». Parvenu au pouvoir par l’ambition des femmes de sa famille (Les Julia) à l’âge de 14 ans, de la même manière que le jeune Néron était devenu Prince grâce aux manœuvres politiques de sa mère Agrippine, son bref règne (218-222) dépassa largement par ses extravagances ceux de Caligula et de Néron. Ce dernier se prétendait artiste tandis que le jeune adolescent, venu d’Orient à Rome par la volonté de sa grand-mère et d’une fausse ascendance (elle le fit passer pour le fils de Caracalla), était d’abord le prêtre du dieu Soleil (Elagabal) et le promoteur fanatique du culte de la pierre noire. Avant lui Caligula avait été accusé de folie, la folie d’Héliogabale, s’il faut reprendre le sous-titre de la pièce de Pastor tel quel, était d’abord et essentiellement une folie d’ordre mystique mêlant allégrement sexualité débridée et spiritualité orientale dans le cadre d’un projet religieux clairement hénothéiste. Cet empereur adolescent n'a cessé de fasciner et a été une source d'inspiration pour les écrivains (Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, 1934 ; Jean Genet, Héliogabale, 1942) et les peintres (Alma-Tadema, Les Roses d’Héliogabale, 1888), en contraste avec la damnatio memoriae à laquelle le vouait l’auteur de l’Histoire Auguste, qui serait, d’après les recherches de Stéphane Ratti, Nicomaque Flavien. Pour ce qui concerne l’histoire du règne d’Héliogabale je recommande l’excellente étude de Robert Turcan Héliogabale et le sacre du soleil (1985).

Il est temps d’en venir à la pièce de théâtre elle-même. La mise en scène de Pascal Vitiello est résolument minimaliste. Le décor se limite en effet aux trois éléments mis en exergue sur l’affiche du spectacle : un siège curule, deux verres et une carafe (mort par le poison ?), et une épée (mort par l’épée ?). Les costumes sont contemporains, noirs, sobres, seuls quelques bijoux marquent le personnage impérial. L’intérêt de cette mise en scène est de mettre en valeur le jeu des trois comédiens. Mickaël Winum joue magistralement le rôle-titre, celui de l’adolescent devenu empereur par la volonté de sa grand-mère. Mickaël habite vraiment son personnage, il l’incarne d’une manière sublime. Je reviendrai sur ce que le jeu de Mickaël permet, en lien bien sur avec le texte d’Alain Pastor, dans la représentation finalement tout en nuances de l’empereur « fou » … Julia Maesa, celle qui manipule la marionnette Héliogabale, celle qui détient le véritable pouvoir, celui de l’ombre, est parfaitement interprétée par Geneviève Casile. Elle est extraordinaire dans son rôle de froide manipulatrice, dénuée de tout sentiment, exact opposé de son petit-fils tout entier habité par la démesure des passions, de la chair et de la mystique solaire à laquelle il voue son règne. Si Héliogabale à l’image du dieu Soleil réchauffe et enflamme tout dès qu’il apparaît sur scène, et cela dès la scène d’ouverture alors qu’il émerge d’une longue nuit d’ivresse, de plaisirs et de débauche, Julia Maesa fait office de glaçon, monolithe de froideur et de raideur, excès extrême de raison politique face à cet « enfant gâté » pour lequel « le pouvoir était un gros jouet » (Robert Turcan). Quant au troisième rôle, celui du préfet de Rome, Comazon, ce n’est pas la faute de Gérard Rouzier si ce n’est justement qu’un troisième rôle, finalement assez accessoire dans le texte de Pastor… Cette pièce est d’abord un duel de caractères radicalement opposés entre l’adolescent Héliogabale et sa vieille grand-mère, avec au centre une réflexion sur la démesure toujours possible du pouvoir, démesure froide et calculatrice pour Maesa, démesure folle et mystique pour l’empereur adolescent. Je reviens donc un instant sur la sublime interprétation de Mickaël Winum qui nous permet de douter de l’épithète accolée comme un sous-titre au nom d’Héliogabale « l’empereur fou ». Le jeu de Mickaël perce « l’écran » et nous fait entrer dans une perception nuancée du jeune homme de 18 ans, à la veille de son assassinat dans les latrines du camp des prétoriens. Héliogabale n’est pas que folie ou débauche. Il est finalement beaucoup plus humain que Maesa, capable à l’occasion de compassion pour les pauvres gens de la plèbe qui peuplent les bas-fonds de Rome. Sa recherche effrénée des jouissances sensuelles ne saurait se réduire à celle d’un simple débauché. Il est habité par le culte de son dieu, le Soleil, incarné par la pierre noire, ce culte sous lequel il désire ardemment unifier tous les autres cultes… préfigurant ainsi la tentative beaucoup plus raisonnable de l’un de ses successeurs l’empereur Aurélien à la fin du troisième siècle qui édifiera sur le champ de Mars un temple solaire après sa victoire sur une syrienne… Zénobie qui s’était proclamée reine de Palmyre. Paradoxalement on devine dans le jeu de Mickaël une aspiration à un idéal, à une transcendance chez Héliogabale. L’incarnation qui en est rendue n’a rien de manichéen, il n’est pas seulement un « mauvais empereur » de plus à la suite de Caligula, Néron et Commode… Il émeut profondément par le sentiment de solitude qui l’habite la journée dans les froides salles du palais impérial, lui qui chaque nuit cherche le contact de ses semblables dans une sexualité débridée qu’il faut comprendre comme une aspiration à l’absolu et l’expression d’un amour blessé. Ce jeune homme ne fuit-il pas finalement la solitude qui accompagne fatalement le pouvoir monarchique ? Ce qui marque aussi dans le jeu de Mickaël, c’est bien ce sentiment de faiblesse et de vulnérabilité de celui qui est au sommet du plus grand empire de tous les temps à un âge où l’on entre à peine dans la vie adulte. Il perçoit confusément que s’il peut user et abuser de son pouvoir, dans le but de choquer la bonne conscience des sénateurs et de blasphémer les traditions vénérables de la vieille Rome, c’est uniquement parce qu’une femme, Maesa, l’a mis sur le trône, et parce qu’il a l’appui, ô combien inconstant et fragile, de la garde prétorienne. Si Héliogabale se veut une réflexion sur la démesure et le pouvoir aux frontières de la folie, il me semble que l’essentiel est ailleurs : à chercher dans la conviction que la pourpre impériale est surtout et d’abord synonyme d’isolement, de solitude, d’angoisse et de faiblesse. Avec le texte de Pastor et le jeu de Winum, le tyran capricieux se révèle comme profondément humain, donc touchant et attachant ; victime de la soif de pouvoir de Maesa il parvient même à susciter en nous un sentiment de pitié et à nous émouvoir. Les dernières lignes de la remarquable étude de Robert Turcan, même si on peut les suspecter de misogynie, aident cependant à y voir plus clair :

Même si ces perspectives (religieuses) ne falsifient pas foncièrement la réalité historique, elles éclipsent ou dépassent la vérité de l’individu Héliogabale qui voulut être autre chose qu’un support des ambitions familiales, promu et détrôné par les femmes, dont l’émancipation et la domination politiques coïncident presque toujours avec la déchéance des hommes.

Bien avant Héliogabale, Néron en avait fait l’amère expérience avec sa mère Agrippine dont il finit par commander l’exécution pour se sentir enfin libre…

Quant à Lucien Jerphagnon, il a des formules inoubliables et d’une rare intelligence pour nous aider à pénétrer dans le mystère que fut Héliogabale :

Débordant d’une lubricité d’autant plus ardente qu’il l’estimait liturgique… Pour nauséeux que soit le personnage, avec ses obsessions érotiques et ses lubies surréalistes, je ne pense pas qu’on ait toujours correctement interprété le comportement d’Héliogabale, dont on a décrit les débauches par le menu, et souvent avec une louche complaisance. En fait, les seules pompes du Baal d’Emèse suffiraient à en expliquer le plus gros. Et c’est de bonne foi, soyons-en sûrs, que le dieu-roi-prêtre, transporté sur les rives du Tibre romain, se livrait à corps perdu – c’est bien le mot-, aux extases d’un culte où la fornication tenait pratiquement toute la place. (Les divins Césars, p.209.210).

 

                                                                                                                             

 

mercredi 2 août 2023

TOURNESOL, de Thomas Laurent

 


TOURNESOL

Carpe diem  

Festival off d’Avignon – 2023

Atypik théâtre / 16h10

Compagnie Les enfants des autres

Texte : Thomas Laurent

Mise en scène : Jeanne Celot, Thomas Laurent

Tournesol est une pièce de théâtre musicale qui explore les thèmes universels de la famille, de l’amour, de l’amitié et de la mort, en cherchant à faire valser vos petits cœurs du rire aux larmes. ON RACONTE QUOI ? Oscar est condamné. Combien de temps lui reste-t-il ? Ça, nul ne le sait. C’est la petite particularité dans son cas. Cela peut être un an. Ou bien deux jours. Et puis un jour, bim. Adieu, Oscar. Ce dont il est sûr, c’est qu’il va continuer à vivre normalement. Jusqu’à la fin. Il ne dira rien. À personne. Pas même à l’amour de sa vie, Tim, et encore moins à Lucas, son frère. Pour les protéger. Le hic : le secret médical, ça n’est vraiment pas le point fort de son médecin… (Dossier artistique)

Note d’intention : Cette histoire, c’est celle d’Oscar, un jeune homme de 25 ans condamné à mourir. Son objectif ? Le cacher à ses proches, pour les protéger et pour pouvoir continuer à vivre « normalement » jusqu’à la fin. Ne pas voir l’image d’un mourant se refléter dans leurs yeux. La maladie d’Oscar, qui le dévore de l’intérieur, nous la traitons ici sous la forme d’une mélodie, qui se répand dans son corps et remonte lentement jusqu’à sa tête, emmenée par cette femme médecin qui s’empare de ses instruments. La musique devient ainsi un langage universel, capable de transmettre les émotions indicibles et de créer une connexion avec le public. Pour dire des choses qu’on ne saurait dire avec les mots. « La mélodie se répand, un peu partout dans votre corps » - La Musicienne. Cette pièce n’est pourtant pas une invitation à la dépression. Bien au contraire. Nous pensons que pour traiter un sujet grave au théâtre, il faut le faire avant tout avec humour. Rire, nous croyons que c’est ce qui participe à nous maintenir toutes et tous debout. L’humour est aussi puissant que l’amour ou que la mort. Ainsi est-il ancré dans l’identité du récit, à travers des personnages haut en couleur et leur petit lot de situations saugrenues. Notamment cette étrange Contrôleuse, qui semble tout savoir d’Oscar et qui lui apparaît au moment où le compte à rebours est lancé. Thomas Laurent (Auteur et metteur en scène)

Le spectacle Tournesol a pour centre un thème profondément bouleversant : une médecin, sans compassion ni éthique, annonce à Oscar, jeune homme de 25 ans, qu’il est condamné à une mort plus ou moins prochaine mais bien certaine. Mort et jeunesse, deux mots que l’on ne supporte pas de voir accolés l’un à l’autre… et pourtant ! La pièce de Thomas Laurent raconte donc les derniers instants d’Oscar qui veut les vivre avec intensité tout en préservant son entourage. Lorsque la mort frappe à la porte d’une vie à peine commencée, elle questionne, elle ébranle. A travers cette menace à la fois proche et lointaine (Oscar ne connaît ni le jour ni l’heure de son adieu à la vie) les diverses relations humaines sont abordées : les liens familiaux (le frère Lucas, le père qui vous a abandonné et avec lequel on n’a plus de relations depuis tant d’années), l’amour (incarné par le personnage de Tim magnifiquement interprété par Ruben Lemonnier)… Les frères Oscar et Lucas qui se posent différemment la question d’une tentative de réconciliation avec leur père avant l’instant fatal… La mise en scène est minimaliste[1] et donne une grande importance aux ambiances musicales (merveilleuse introduction musicale !). L’utilisation de voiles et de tissus est particulièrement efficace pour suggérer certaines étapes des derniers jours d’Oscar avec une métaphore de la Mort qui ne laisse pas indifférent. La troupe des jeunes acteurs/actrices est vraiment talentueuse, et je ne peux que saluer la performance de Jules TCHEREPOFF dans le rôle d’Oscar. Je fais miens les mots de la critique de La Provence qualifiant Tournesol de spectacle poignant tout en mettant en évidence le talent incontestable des comédiens : C’est la grande force de cette pièce interprétée par des acteurs magnifiques, sobres et d’une intensité constante que de suggérer plutôt que d’affirmer. C’est Lucas qui parle du tournesol comme d’une fleur capable de pousser en terrain aride et de fertiliser par sa mort le même terrain… D’ailleurs Oscar ne veut pas de l’enterrement classique à l’église que son père a déjà préparé pour lui avec une place de choix au cimetière… Il rêve de devenir un arbre, un sapin… Qu’à partir de ses restes mortels la vie puisse repousser à travers cet arbre. Tournesol nous fait passer en très peu de temps d’ambiances festives (la rencontre avec Tim dans une discothèque), agréables et nostalgiques (les vacances à la mer là où on allait en famille quand on était enfants), intimistes (la relation d’amour avec Tim) à la crudité scientifique du discours de l’employée des pompes funèbres qui, en préparant le corps d’Oscar, lui explique toutes les étapes de sa prochaine décomposition… Echo contemporain au célèbre verset du livre de la Genèse : Tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. Tournesol de par son thème central (la mort et l’amour) est un spectacle philosophique, qui ébranle et qui fait réfléchir. Il nous remet en présence de la grande fragilité de notre condition humaine. Une maladie suffit en effet pour arrêter le cours de la vie. On peut penser dans ce contexte à l’éloge de la santé sous la plume de Ben Sirac, dans le livre de l’Ancien Testament qui porte son nom, le Siracide ou Ecclésiastique :

Mieux vaut un pauvre en bonne santé et de constitution robuste qu’un riche torturé par la maladie. Santé et bonne constitution valent mieux que tout l’or du monde ; un corps vigoureux vaut mieux qu’une immense fortune. Il n’est pas de richesse préférable à la santé du corps, ni de bien-être supérieur à la joie de vivre. Mieux vaut la mort qu’une vie d’amertume, et le repos éternel qu’une maladie sans fin. (Chapitre 30)

« Il n’est pas de bien-être supérieur à la joie de vivre »… C’est dans cet esprit qu’Oscar veut, avec toute l’énergie qui lui reste, vivre ses derniers instants sur cette terre. Comme s’il avait entendu l’appel lancé par l’auteur du livre de l’Ecclésiaste :

Réjouis-toi, jeune homme, dans ton adolescence, et sois heureux aux jours de ta jeunesse. Suis les sentiers de ton cœur et les désirs de tes yeux ! Mais sache que pour tout cela Dieu t’appellera en jugement. Éloigne de ton cœur le chagrin, écarte de ta chair la souffrance car l’adolescence et le printemps de la vie ne sont que vanité. (Chapitre 11).

En sortant de ce spectacle le qualificatif qui me vient spontanément à l’esprit est délicatesse. Malgré le sérieux dramatique du thème, aucune amertume dans Tournesol. Uniquement une grande atmosphère de délicatesse qui nous plonge dans la tendresse et la douceur. A aucun moment n’affleure chez Oscar la violence du sentiment de révolte face à l’injustice de la mort qui l’emporte vers son destin… Sa seule « violence », à l’égard de Tim, est en fait l’expression de sa tendresse pour celui qu’il aime et dont il est aimé, et qu’il veut protéger. L’attitude de douce résignation d’Oscar lui donne un profil stoïcien. Le talent conjugué de Thomas Laurent, Jeanne Celot  et des interprètes fait que nous ne sommes pas accablés par la mort d’Oscar. La délicatesse avec laquelle sont interprétés ces derniers moments de vie fait que la mort du jeune homme est une « belle » mort. Il s’y est préparé en appliquant le conseil de l’épicurien Horace, Carpe diem, et c’est précisément pour cela que sa mort ne nous accable pas. Elle nous renvoie plutôt à notre propre finitude nous invitant à accueillir chaque jour le don de la vie et à faire de notre vie de chaque jour un chef-d’œuvre. Thomas Laurent et Jules Tcherepoff nous font voir un Oscar qui fait en quelque sorte de son adieu au monde une œuvre d’art et un testament d’espérance.

Que Jupiter t’accorde plus d’un hiver, ou que celui-ci soit le dernier, qui, maintenant, brise la mer tyrrhénienne contre l’obstacle des falaises rongées, sois sage, filtre tes vins, et, puisque nous durons peu, retranche les longs espoirs. Pendant que nous parlons, voilà que le temps jaloux a fui : cueille le jour (carpe diem), sans te fier le moins du monde au lendemain. Horace, Odes 1, 11.

 

   

 

 

 

 



[1] 5 cubes noirs, ce sont tour à tour des sièges de train, un canapé ou un brancard d’hôpital…