HELIOGABALE,
l’empereur fou
Démesure
et solitude du pouvoir absolu
Festival
off d’Avignon – 2024
Théâtre
des Gémeaux / 13h30
L’Avant-scène
productions / Cie Voyez-moi ça
Texte :
Alain Pastor
Mise en
scène : Pascal Vitiello
Jamais je n’aurais composé la vie
d’Elagabal Antonin – appelé aussi Varius- afin d’éviter que l’on sache qu’il
fut un empereur romain, si avant lui ce même empire n’avait connu des
Caligulas, des Nérons et des Vitellius. Mais de même que la terre produit aussi
bien poisons que blé et autres plantes utiles, aussi bien serpents qu’animaux
domestiques, de même le lecteur avisé saura trouver un contrepoids à la vie de
ces monstrueux tyrans en lisant celles d’Auguste, de Trajan, de Vespasien,
d’Hadrien, d’Antonin le Pieux, de Titus et de Marc (Aurèle). Il appréciera en
même temps le discernement des Romains puisque ces derniers empereurs eurent un
long règne et moururent de mort naturelle, tandis que les autres furent
assassinés, traînés à travers les rues et traités de tyrans, au point que
personne ne veut plus prononcer leur nom. (Histoire Auguste, vie d’Antonin
Elagabal, 1-3).
L’introduction que l’auteur de l’Histoire
Auguste, écrivant à la fin du 4ème siècle, donne à sa vie
d’Elagabal ou Héliogabale situe le très jeune empereur originaire de Syrie,
fils de Julia Soemias, et petit-fils de Julia Maesa, dans le groupe des
« mauvais empereurs » voués à la damnatio memoriae et dont il
est permis de relater la vie seulement en ayant à l’esprit l’antidote des
« bons princes ». Parvenu au pouvoir par l’ambition des femmes de sa
famille (Les Julia) à l’âge de 14 ans, de la même manière que le jeune Néron
était devenu Prince grâce aux manœuvres politiques de sa mère Agrippine, son
bref règne (218-222) dépassa largement par ses extravagances ceux de Caligula
et de Néron. Ce dernier se prétendait artiste tandis que le jeune adolescent,
venu d’Orient à Rome par la volonté de sa grand-mère et d’une fausse ascendance
(elle le fit passer pour le fils de Caracalla), était d’abord le prêtre du dieu
Soleil (Elagabal) et le promoteur fanatique du culte de la pierre noire. Avant
lui Caligula avait été accusé de folie, la folie d’Héliogabale, s’il faut
reprendre le sous-titre de la pièce de Pastor tel quel, était d’abord et
essentiellement une folie d’ordre mystique mêlant allégrement sexualité
débridée et spiritualité orientale dans le cadre d’un projet religieux
clairement hénothéiste. Cet empereur adolescent n'a cessé de fasciner et a été
une source d'inspiration pour les écrivains (Antonin Artaud, Héliogabale ou
l’anarchiste couronné, 1934 ; Jean Genet, Héliogabale, 1942) et
les peintres (Alma-Tadema, Les Roses d’Héliogabale, 1888), en contraste
avec la damnatio memoriae à laquelle le vouait l’auteur de l’Histoire
Auguste, qui serait, d’après les recherches de Stéphane Ratti, Nicomaque
Flavien. Pour ce qui concerne l’histoire du règne d’Héliogabale je recommande
l’excellente étude de Robert Turcan Héliogabale et le sacre du soleil (1985).
Il est temps d’en venir à la
pièce de théâtre elle-même. La mise en scène de Pascal Vitiello est résolument
minimaliste. Le décor se limite en effet aux trois éléments mis en exergue sur
l’affiche du spectacle : un siège curule, deux verres et une carafe (mort
par le poison ?), et une épée (mort par l’épée ?). Les costumes sont
contemporains, noirs, sobres, seuls quelques bijoux marquent le personnage
impérial. L’intérêt de cette mise en scène est de mettre en valeur le jeu des
trois comédiens. Mickaël Winum joue magistralement le rôle-titre, celui de
l’adolescent devenu empereur par la volonté de sa grand-mère. Mickaël habite
vraiment son personnage, il l’incarne d’une manière sublime. Je reviendrai sur
ce que le jeu de Mickaël permet, en lien bien sur avec le texte d’Alain Pastor,
dans la représentation finalement tout en nuances de l’empereur « fou » …
Julia Maesa, celle qui manipule la marionnette Héliogabale, celle qui détient
le véritable pouvoir, celui de l’ombre, est parfaitement interprétée par
Geneviève Casile. Elle est extraordinaire dans son rôle de froide
manipulatrice, dénuée de tout sentiment, exact opposé de son petit-fils tout
entier habité par la démesure des passions, de la chair et de la mystique
solaire à laquelle il voue son règne. Si Héliogabale à l’image du dieu Soleil
réchauffe et enflamme tout dès qu’il apparaît sur scène, et cela dès la scène
d’ouverture alors qu’il émerge d’une longue nuit d’ivresse, de plaisirs et de
débauche, Julia Maesa fait office de glaçon, monolithe de froideur et de
raideur, excès extrême de raison politique face à cet « enfant gâté »
pour lequel « le pouvoir était un gros jouet » (Robert Turcan). Quant
au troisième rôle, celui du préfet de Rome, Comazon, ce n’est pas la faute de
Gérard Rouzier si ce n’est justement qu’un troisième rôle, finalement assez
accessoire dans le texte de Pastor… Cette pièce est d’abord un duel de
caractères radicalement opposés entre l’adolescent Héliogabale et sa vieille
grand-mère, avec au centre une réflexion sur la démesure toujours possible du
pouvoir, démesure froide et calculatrice pour Maesa, démesure folle et mystique
pour l’empereur adolescent. Je reviens donc un instant sur la sublime
interprétation de Mickaël Winum qui nous permet de douter de l’épithète accolée
comme un sous-titre au nom d’Héliogabale « l’empereur fou ». Le jeu
de Mickaël perce « l’écran » et nous fait entrer dans une perception
nuancée du jeune homme de 18 ans, à la veille de son assassinat dans les
latrines du camp des prétoriens. Héliogabale n’est pas que folie ou débauche.
Il est finalement beaucoup plus humain que Maesa, capable à l’occasion de
compassion pour les pauvres gens de la plèbe qui peuplent les bas-fonds de
Rome. Sa recherche effrénée des jouissances sensuelles ne saurait se réduire à
celle d’un simple débauché. Il est habité par le culte de son dieu, le Soleil,
incarné par la pierre noire, ce culte sous lequel il désire ardemment unifier
tous les autres cultes… préfigurant ainsi la tentative beaucoup plus
raisonnable de l’un de ses successeurs l’empereur Aurélien à la fin du
troisième siècle qui édifiera sur le champ de Mars un temple solaire après sa
victoire sur une syrienne… Zénobie qui s’était proclamée reine de Palmyre.
Paradoxalement on devine dans le jeu de Mickaël une aspiration à un idéal, à
une transcendance chez Héliogabale. L’incarnation qui en est rendue n’a rien de
manichéen, il n’est pas seulement un « mauvais empereur » de plus à
la suite de Caligula, Néron et Commode… Il émeut profondément par le sentiment
de solitude qui l’habite la journée dans les froides salles du palais impérial,
lui qui chaque nuit cherche le contact de ses semblables dans une sexualité
débridée qu’il faut comprendre comme une aspiration à l’absolu et l’expression
d’un amour blessé. Ce jeune homme ne fuit-il pas finalement la solitude qui
accompagne fatalement le pouvoir monarchique ? Ce qui marque aussi dans le
jeu de Mickaël, c’est bien ce sentiment de faiblesse et de vulnérabilité de
celui qui est au sommet du plus grand empire de tous les temps à un âge où l’on
entre à peine dans la vie adulte. Il perçoit confusément que s’il peut user et
abuser de son pouvoir, dans le but de choquer la bonne conscience des sénateurs
et de blasphémer les traditions vénérables de la vieille Rome, c’est uniquement
parce qu’une femme, Maesa, l’a mis sur le trône, et parce qu’il a l’appui, ô
combien inconstant et fragile, de la garde prétorienne. Si Héliogabale
se veut une réflexion sur la démesure et le pouvoir aux frontières de la
folie, il me semble que l’essentiel est ailleurs : à chercher dans la
conviction que la pourpre impériale est surtout et d’abord synonyme
d’isolement, de solitude, d’angoisse et de faiblesse. Avec le texte de Pastor
et le jeu de Winum, le tyran capricieux se révèle comme profondément humain, donc
touchant et attachant ; victime de la soif de pouvoir de Maesa il parvient
même à susciter en nous un sentiment de pitié et à nous émouvoir. Les dernières
lignes de la remarquable étude de Robert Turcan, même si on peut les suspecter
de misogynie, aident cependant à y voir plus clair :
Même si ces perspectives
(religieuses) ne falsifient pas foncièrement la réalité historique, elles
éclipsent ou dépassent la vérité de l’individu Héliogabale qui voulut être
autre chose qu’un support des ambitions familiales, promu et détrôné par les femmes,
dont l’émancipation et la domination politiques coïncident presque toujours
avec la déchéance des hommes.
Bien avant Héliogabale, Néron en
avait fait l’amère expérience avec sa mère Agrippine dont il finit par commander l’exécution
pour se sentir enfin libre…
Quant à Lucien Jerphagnon, il a
des formules inoubliables et d’une rare intelligence pour nous aider à pénétrer
dans le mystère que fut Héliogabale :
Débordant d’une lubricité d’autant
plus ardente qu’il l’estimait liturgique… Pour nauséeux que soit le personnage,
avec ses obsessions érotiques et ses lubies surréalistes, je ne pense pas qu’on
ait toujours correctement interprété le comportement d’Héliogabale, dont on a
décrit les débauches par le menu, et souvent avec une louche complaisance. En fait,
les seules pompes du Baal d’Emèse suffiraient à en expliquer le plus gros. Et c’est
de bonne foi, soyons-en sûrs, que le dieu-roi-prêtre, transporté sur les rives
du Tibre romain, se livrait à corps perdu – c’est bien le mot-, aux extases d’un
culte où la fornication tenait pratiquement toute la place. (Les divins Césars,
p.209.210).
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