vendredi 5 juillet 2024

HELIOGABALE, l'empereur fou, d'Alain Pastor


HELIOGABALE, l’empereur fou

Démesure et solitude du pouvoir absolu 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre des Gémeaux / 13h30

L’Avant-scène productions / Cie Voyez-moi ça

Texte : Alain Pastor

Mise en scène : Pascal Vitiello

Jamais je n’aurais composé la vie d’Elagabal Antonin – appelé aussi Varius- afin d’éviter que l’on sache qu’il fut un empereur romain, si avant lui ce même empire n’avait connu des Caligulas, des Nérons et des Vitellius. Mais de même que la terre produit aussi bien poisons que blé et autres plantes utiles, aussi bien serpents qu’animaux domestiques, de même le lecteur avisé saura trouver un contrepoids à la vie de ces monstrueux tyrans en lisant celles d’Auguste, de Trajan, de Vespasien, d’Hadrien, d’Antonin le Pieux, de Titus et de Marc (Aurèle). Il appréciera en même temps le discernement des Romains puisque ces derniers empereurs eurent un long règne et moururent de mort naturelle, tandis que les autres furent assassinés, traînés à travers les rues et traités de tyrans, au point que personne ne veut plus prononcer leur nom. (Histoire Auguste, vie d’Antonin Elagabal, 1-3).

L’introduction que l’auteur de l’Histoire Auguste, écrivant à la fin du 4ème siècle, donne à sa vie d’Elagabal ou Héliogabale situe le très jeune empereur originaire de Syrie, fils de Julia Soemias, et petit-fils de Julia Maesa, dans le groupe des « mauvais empereurs » voués à la damnatio memoriae et dont il est permis de relater la vie seulement en ayant à l’esprit l’antidote des « bons princes ». Parvenu au pouvoir par l’ambition des femmes de sa famille (Les Julia) à l’âge de 14 ans, de la même manière que le jeune Néron était devenu Prince grâce aux manœuvres politiques de sa mère Agrippine, son bref règne (218-222) dépassa largement par ses extravagances ceux de Caligula et de Néron. Ce dernier se prétendait artiste tandis que le jeune adolescent, venu d’Orient à Rome par la volonté de sa grand-mère et d’une fausse ascendance (elle le fit passer pour le fils de Caracalla), était d’abord le prêtre du dieu Soleil (Elagabal) et le promoteur fanatique du culte de la pierre noire. Avant lui Caligula avait été accusé de folie, la folie d’Héliogabale, s’il faut reprendre le sous-titre de la pièce de Pastor tel quel, était d’abord et essentiellement une folie d’ordre mystique mêlant allégrement sexualité débridée et spiritualité orientale dans le cadre d’un projet religieux clairement hénothéiste. Cet empereur adolescent n'a cessé de fasciner et a été une source d'inspiration pour les écrivains (Antonin Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, 1934 ; Jean Genet, Héliogabale, 1942) et les peintres (Alma-Tadema, Les Roses d’Héliogabale, 1888), en contraste avec la damnatio memoriae à laquelle le vouait l’auteur de l’Histoire Auguste, qui serait, d’après les recherches de Stéphane Ratti, Nicomaque Flavien. Pour ce qui concerne l’histoire du règne d’Héliogabale je recommande l’excellente étude de Robert Turcan Héliogabale et le sacre du soleil (1985).

Il est temps d’en venir à la pièce de théâtre elle-même. La mise en scène de Pascal Vitiello est résolument minimaliste. Le décor se limite en effet aux trois éléments mis en exergue sur l’affiche du spectacle : un siège curule, deux verres et une carafe (mort par le poison ?), et une épée (mort par l’épée ?). Les costumes sont contemporains, noirs, sobres, seuls quelques bijoux marquent le personnage impérial. L’intérêt de cette mise en scène est de mettre en valeur le jeu des trois comédiens. Mickaël Winum joue magistralement le rôle-titre, celui de l’adolescent devenu empereur par la volonté de sa grand-mère. Mickaël habite vraiment son personnage, il l’incarne d’une manière sublime. Je reviendrai sur ce que le jeu de Mickaël permet, en lien bien sur avec le texte d’Alain Pastor, dans la représentation finalement tout en nuances de l’empereur « fou » … Julia Maesa, celle qui manipule la marionnette Héliogabale, celle qui détient le véritable pouvoir, celui de l’ombre, est parfaitement interprétée par Geneviève Casile. Elle est extraordinaire dans son rôle de froide manipulatrice, dénuée de tout sentiment, exact opposé de son petit-fils tout entier habité par la démesure des passions, de la chair et de la mystique solaire à laquelle il voue son règne. Si Héliogabale à l’image du dieu Soleil réchauffe et enflamme tout dès qu’il apparaît sur scène, et cela dès la scène d’ouverture alors qu’il émerge d’une longue nuit d’ivresse, de plaisirs et de débauche, Julia Maesa fait office de glaçon, monolithe de froideur et de raideur, excès extrême de raison politique face à cet « enfant gâté » pour lequel « le pouvoir était un gros jouet » (Robert Turcan). Quant au troisième rôle, celui du préfet de Rome, Comazon, ce n’est pas la faute de Gérard Rouzier si ce n’est justement qu’un troisième rôle, finalement assez accessoire dans le texte de Pastor… Cette pièce est d’abord un duel de caractères radicalement opposés entre l’adolescent Héliogabale et sa vieille grand-mère, avec au centre une réflexion sur la démesure toujours possible du pouvoir, démesure froide et calculatrice pour Maesa, démesure folle et mystique pour l’empereur adolescent. Je reviens donc un instant sur la sublime interprétation de Mickaël Winum qui nous permet de douter de l’épithète accolée comme un sous-titre au nom d’Héliogabale « l’empereur fou ». Le jeu de Mickaël perce « l’écran » et nous fait entrer dans une perception nuancée du jeune homme de 18 ans, à la veille de son assassinat dans les latrines du camp des prétoriens. Héliogabale n’est pas que folie ou débauche. Il est finalement beaucoup plus humain que Maesa, capable à l’occasion de compassion pour les pauvres gens de la plèbe qui peuplent les bas-fonds de Rome. Sa recherche effrénée des jouissances sensuelles ne saurait se réduire à celle d’un simple débauché. Il est habité par le culte de son dieu, le Soleil, incarné par la pierre noire, ce culte sous lequel il désire ardemment unifier tous les autres cultes… préfigurant ainsi la tentative beaucoup plus raisonnable de l’un de ses successeurs l’empereur Aurélien à la fin du troisième siècle qui édifiera sur le champ de Mars un temple solaire après sa victoire sur une syrienne… Zénobie qui s’était proclamée reine de Palmyre. Paradoxalement on devine dans le jeu de Mickaël une aspiration à un idéal, à une transcendance chez Héliogabale. L’incarnation qui en est rendue n’a rien de manichéen, il n’est pas seulement un « mauvais empereur » de plus à la suite de Caligula, Néron et Commode… Il émeut profondément par le sentiment de solitude qui l’habite la journée dans les froides salles du palais impérial, lui qui chaque nuit cherche le contact de ses semblables dans une sexualité débridée qu’il faut comprendre comme une aspiration à l’absolu et l’expression d’un amour blessé. Ce jeune homme ne fuit-il pas finalement la solitude qui accompagne fatalement le pouvoir monarchique ? Ce qui marque aussi dans le jeu de Mickaël, c’est bien ce sentiment de faiblesse et de vulnérabilité de celui qui est au sommet du plus grand empire de tous les temps à un âge où l’on entre à peine dans la vie adulte. Il perçoit confusément que s’il peut user et abuser de son pouvoir, dans le but de choquer la bonne conscience des sénateurs et de blasphémer les traditions vénérables de la vieille Rome, c’est uniquement parce qu’une femme, Maesa, l’a mis sur le trône, et parce qu’il a l’appui, ô combien inconstant et fragile, de la garde prétorienne. Si Héliogabale se veut une réflexion sur la démesure et le pouvoir aux frontières de la folie, il me semble que l’essentiel est ailleurs : à chercher dans la conviction que la pourpre impériale est surtout et d’abord synonyme d’isolement, de solitude, d’angoisse et de faiblesse. Avec le texte de Pastor et le jeu de Winum, le tyran capricieux se révèle comme profondément humain, donc touchant et attachant ; victime de la soif de pouvoir de Maesa il parvient même à susciter en nous un sentiment de pitié et à nous émouvoir. Les dernières lignes de la remarquable étude de Robert Turcan, même si on peut les suspecter de misogynie, aident cependant à y voir plus clair :

Même si ces perspectives (religieuses) ne falsifient pas foncièrement la réalité historique, elles éclipsent ou dépassent la vérité de l’individu Héliogabale qui voulut être autre chose qu’un support des ambitions familiales, promu et détrôné par les femmes, dont l’émancipation et la domination politiques coïncident presque toujours avec la déchéance des hommes.

Bien avant Héliogabale, Néron en avait fait l’amère expérience avec sa mère Agrippine dont il finit par commander l’exécution pour se sentir enfin libre…

Quant à Lucien Jerphagnon, il a des formules inoubliables et d’une rare intelligence pour nous aider à pénétrer dans le mystère que fut Héliogabale :

Débordant d’une lubricité d’autant plus ardente qu’il l’estimait liturgique… Pour nauséeux que soit le personnage, avec ses obsessions érotiques et ses lubies surréalistes, je ne pense pas qu’on ait toujours correctement interprété le comportement d’Héliogabale, dont on a décrit les débauches par le menu, et souvent avec une louche complaisance. En fait, les seules pompes du Baal d’Emèse suffiraient à en expliquer le plus gros. Et c’est de bonne foi, soyons-en sûrs, que le dieu-roi-prêtre, transporté sur les rives du Tibre romain, se livrait à corps perdu – c’est bien le mot-, aux extases d’un culte où la fornication tenait pratiquement toute la place. (Les divins Césars, p.209.210).

 

                                                                                                                             

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire