mercredi 16 juillet 2025

ILLUSIONS

 


ILLUSIONS


Festival off d’Avignon – 2025

Théâtre du Train bleu / 13h 05

Texte : Ivan Viripaev

Mise en scène : Lior Aidan, Ferdinand Mochot

Collectif On finira bien par comprendre

Et si notre vie n’était qu’une illusion ? Et l’amour alors ? Après nous, que restera-t-il de nos vérités et de nos mensonges ? Ce sont ces questions qui animent les quatre narrateurs venus nous raconter l’histoire de Dennis, Sandra, Albert et Margaret : deux couples mariés à l’orée de leur mort. Le public est au plus proche des épisodes de vie et d’amour de ces couples, entre errances et épiphanies, animés par une quête – tardive – de réponses et de vérité. « Il doit quand même bien y avoir un minimum de constance dans ce cosmos changeant » dit Margaret.

J’ai découvert le dramaturge d’origine russe Ivan Viripaev il y a deux ans avec OVNI au 11, et ce fut un coup de cœur pour l’écriture de Viripaev et les thèmes existentiels qu’il abordait. C’est ce qui m’a motivé à aller voir Illusions cette année au Train bleu. Toujours un thème existentiel fort, l’amour et son rapport avec la vérité, et la discrète présence des extraterrestres… La pièce commence par les dernières paroles d’un mourant, Dennis, âge de 82 ans, à sa femme Sandra. Ils ont vécu ensemble 52 ans ! Ce procédé se répètera jusqu’à la fin de la pièce au moment du passage de la mort, Albert ayant survécu au trois autres.

Viripaev aborde la difficile question de la définition de l’amour. Qu’est-ce que l’amour ? L’heure de la mort est l’heure de la vérité, du dévoilement, de la révélation, parfois de la franchise. Le titre de la pièce nous indique d’emblée qu’il ne faut pas se fier aux apparences… Il nous ramène à un vieux texte de la Bible juive, écrit vers 300 avant Jésus-Christ, et aujourd’hui malheureusement méconnu, même des chrétiens pratiquants, le livre de Qohèleth ou de l’Ecclésiaste, qui inaugure précisément sa réflexion philosophique iconoclaste par les mots suivants : Illusion, tout est illusion. Hevel havalim en hébreu, hevel signifiant la buée, la vapeur, une métaphore pour signifier l’évanescence, l’impermanence concrète de toutes choses. L’inconsistance ou l’insubstantialité ontologique de toutes choses, selon le traducteur de ce petit livre de l’Ancien Testament Jean-Yves Leloup, ce qui nous ramènera à la fin de la pièce, nous le verrons… Viripaev met en scène deux conceptions de l’amour : l’amour réciproque et l’amour don, gratuit, qui n’attend rien en retour. Dans la confession inaugurale de Dennis on entend des paroles fortes comme celles-ci :

L’amour est une force énorme. L’amour vainc la mort. Je n’ai pas peur de mourir. Je t’aime.

L’amour vainqueur de la mort, voilà un thème typiquement chrétien. La résurrection du Christ étant le signe le plus fort de cette victoire de l’amour divin sur la mort. Dans une conversation nocturne entre Albert et Dennis, amis, alors âgés de 35 ans, et respectivement époux de Margaret et de Sandra, Dennis révèle à son ami à la fois l’amour qu’il porte à sa femme Sandra… et le désir sexuel qu’il a pour Margaret… un désir sexuel qui est aussi une forme d’amour, comme le précise immédiatement Albert… Dans cette confidence d’une franchise absolue entre amis, Dennis parle ainsi de Margaret :

Un seul de ses regards remplit ce monde de sens et de beauté. Si Margaret existe, ça veut dire que la beauté existe, et si la beauté existe, ça veut dire que vivre a un sens.

Même en ayant lu le texte de la pièce avant de la voir, on est rapidement perdu entre qui est qui, qui parle, et l’entremêlement permanent des 4 membres des deux couples fait que la confusion ne cesse d’augmenter jusqu’à la fin… La mise en scène de Lior et de Ferdinand utilise sobrement 4 chaises pour nous aider à suivre des confessions aussi tortueuses, avec pas mal de flash-back sur des épisodes de jeunesse des uns et des autres, tous étant amis. D’où la question qui se pose de la frontière entre amour et amitié, entre attirance sexuelle et amour etc. Quelques passages, souvenirs du passé, sont légers, comme l’initiation à la marijuana du professeur par l’un de ses élèves ou la vision d’une soucoupe volante (OVNI) par l’un des protagonistes dans son enfance… et permettent de relâcher la tension comme l’attention du spectateur mise à rude épreuve ! Au fur et à mesure de la progression de la pièce, le titre Illusions prend pleinement son sens. Viripaev écrit avec cette pièce l’anti-mythe de Philémon et Baucis. Ce mythe de la littérature latine ne nous est connu que par les Métamorphoses d’Ovide, chef-d’œuvre absolu de l’antiquité. C’est au livre VIII (611-724) qu’Ovide nous dépeint ce vieux couple, aimant et fidèle, vivant pauvrement mais dans la justice, et offrant l’hospitalité sans le savoir à Jupiter et à Mercure venus incognito se balader sur terre pour tester les hommes. Les dieux n’étant pas ingrats, ils demandent au couple de vieillards de faire un vœu. Voici ce que ces derniers demandent : Et puissions-nous, ayant vécu dans la concorde, être emportés à la même heure, et que jamais je ne voie son bûcher ni elle ne m’enterre. Voici les ancêtres antiques de Dennis, Sandra, Albert et Margaret, ayant vécu longtemps heureux ensemble, « un très bel amour », et désirant mourir ensemble. Les dieux exaucent Philémon et Baucis et les métamorphosent au moment de leur mort en deux arbres entrelacés, un chêne et un tilleul. On pourrait aussi citer chez Ovide (livre IV) la belle histoire d’amour, mais dramatique, de Pyrame et Thisbé, deux jeunes gens, unis par la mort. Mais chez Viripaev l’amour lui-même semble illusion… et se termine de fait par un drame. Margaret laisse un message à son mari Albert dans lequel elle ne cesse pas de répéter : Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? Ce à quoi Margaret aspire, c’est ce que les croyants nomment Dieu ou encore les philosophes le premier principe ou la transcendance. Ainsi passe-t-on de la difficulté à être fidèles en amour au désir d’une constance qui nous dépasse et soutienne ce cosmos changeant… Il y a toujours du spirituel chez Viripaev. Retour à notre vieux philosophe juif, Qohèleth, qui lui se contente d’affirmer que tout est illusion et poursuite de vent… La pièce se termine avec Albert faisant sienne la question de sa femme en l’adressant au cosmos, Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? avant de rendre l’âme.

La mise en scène et l’interprétation de ce texte difficile de Viripaev par le collectif On finira bien par comprendre est une vraie réussite. Le jeu talentueux des 4 comédiens (Lior Aidan, Maxime Allègre, Charles Montélimard et Laura Opsomer Mironov) est remarquable. Ils parviennent à insérer légèreté, humour et rire dans cette œuvre aux accents philosophiques et qui ne nous donne pas véritablement de réponse quant à la définition de l’amour et à sa possibilité réelle dans ce cosmos changeant. Peut-être est-ce l’amour don, non-réciproque, qui est le seul pouvant installer un minimum de constance ? C’est la réponse christique, celle de l’agapè... Illusions est clairement l’un de mes coups de cœur de cette édition 2025 du festival d’Avignon, et ce genre de théâtre demande à être revu au moins une seconde fois pour en goûter toute la beauté et la complexité.


ORPHELINS (Nacéo)

 


ORPHELINS

Coup de cœur pour une claque

Festival off d’Avignon – 2025

Chapeau rouge théâtre / 13h

Texte : Dennis Kelly

Mise en scène : Olivier Sanquer

Collectif Nacéo

Un couple, Hélène et Daniel, s’apprête à célébrer la venue prochaine d’un nouvel enfant. Mais voilà qu’arrive Léo, le frère d’Hélène. Il est couvert de sang. Léo affirme avoir porté secours à une personne agressée. Mais dit-il toute la vérité ?

Dans le sillage d’Anthony Neilson (né en 1967 à Edinburgh) et de son œuvre Penetrator (1993), le britannique Dennis Kelly incarne le courant néo-brutaliste britannique « In-yer-face » (pour In your face), et reprend dans Orphelins (2009) le concept de l’arrivée d’une personne connue (Un frère dans Orphelins ; un vieil ami d’école, Tadge, revenant de son service militaire dans la guerre du Golfe dans Penetrator) dans l’appartement d’un duo (un couple dans Orphelins ; deux jeunes amis, Max et Allan dans Penetrator) et le séisme que cette arrivée inattendue va provoquer. Dennis Kelly est à l’honneur pour cette édition 2025 du festival Off puisque 2 représentations d’Orphelins et 3 de Girls & Boys sont proposées au public.

Si vous n’êtes pas encore allé voir Orphelins précipitez-vous à la page 156 du programme du Festival Off et réservez d’urgence une place au Chapeau rouge ! Il s’agit de l’un des meilleurs spectacles de cette édition 2025 du festival d’Avignon !

Dans sa préface au Portrait de Dorian Gray, une préface qui est en fait un manifeste esthétique, Oscar Wilde écrit : « Du point de vue de l’émotion, c’est le métier de comédien qui est typique ». L’émotion est palpable à 100%, à l’état chimiquement pur, dans cette version d’Orphelins. Léo le dit à plusieurs reprises : c’est tendu… J’ajouterai c’est intense. Le jeu de ce trio de comédiens est d’une rare excellence. Ils donnent tout, se donnent tout entiers, avec une passion et une fougue qui constitue « une expérience immersive » pour le spectateur. A ce talent qui saute aux yeux et au cœur s’ajoute une mise en scène parfaite de la part d’Olivier Sanquer. Son minimalisme sert et met en valeur le jeu des comédiens. Il est nécessaire. Aucun décor inutile ne vient détourner notre attention du drame psychologique qui doit occuper tout entier la scène. La petite taille de la salle du théâtre du Chapeau rouge est aussi un atout qui renforce la puissance du jeu des comédiens : il n’en est que plus concentré, plus intense, plus fort. Nous sommes immergés dans un huis clos dans lequel la tension se fait de plus en plus palpable au fur et à mesure que la vérité de Léo se dévoile, palier par palier… D’un tee-shirt maculé de sang à la vérité de ce que Léo a vécu avant d’entrer dans l’appartement de sa sœur. La description du spectacle telle qu’on peut la lire dans le programme du Off est bien fidèle à la réalité (pas de pub mensongère ici pour attirer le festivalier !) : Orphelins constitue bien un inoubliable « plongeon dans un univers explosif » qui nous tient « en haleine du début à la fin. Irrésistible. Irrespirable ». Sortir d’Orphelins, c’est se prendre une claque inoubliable, c’est expérimenter dans son être tout entier ce que signifie la puissance du théâtre, c’est une expérience semblable à celle que j’ai pu faire un jour en sortant d’un concert du groupe de death Metal Morbid Angel au Rockstore de Montpellier : Ouah, que c’est puissant ! Dennis Kelly atteint parfaitement son but de théâtre in yer face grâce au collectif Nacéo qui se présente lui-même de la manière suivante :

Le Collectif s’attache à présenter des textes puissants, épiques, rares. Rares car peu joués, souvent oubliés, négligés. Nacéo : une compagnie ovni fédérant des comédiens dissidents laissés en marge du système actuel. Nacéo : une compagnie anti perfectionniste, allant à l’essentiel – l’émotion brute, la réalité nue du sublime à l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au centre de la scène.

Que j’aime ce théâtre puissant, charnel, humain, ce théâtre de l’incarnation aux antipodes du théâtre conceptuel, intellectuel, qui semble être conçu dans le seul but d’ennuyer au maximum les spectateurs et qui, bien souvent, ne parle qu’à ceux qui en sont les auteurs… ! Au snobisme de ce théâtre conceptuel qui se veut d’avant-garde, je préfère avec Olivier Sanquer expérimenter l’essentiel, l’émotion brute, la réalité nue du sublime à l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au centre de la scène. Dans le théâtre tel que Nacéo le conçoit le spectateur est tout sauf passif. Nous ne pouvons qu’être impliqués, entraînés, concernés par ce qui se passe sur la scène.

 

Il m’est impossible d’évoquer ici toute la richesse du texte de Dennis Kelly.

Je retiendrai seulement trois fils rouges. Le premier est celui de l’influence : être orphelins (Léo et sa sœur Hélène), avoir un ami qui nous entraîne sur des chemins infréquentables… Influence de notre passé familial, de nos fréquentations. Bref dans quelle mesure Léo est-il conditionné ? Se pose alors la question éthique : toutes ces influences laissent-elles à Léo la liberté de choisir entre deux chemins ? Un second fil pourrait être celui de l’évolution psychologique de Daniel qui est entraîné dans une descente aux enfers avec Léo. Enfin un dernier fil rouge est bien celui de la famille, thème de prédilection pour Dennis Kelly (cf. Girls and Boys) … pas anodin dans une pièce intitulée Orphelins. Il y a le couple (Daniel et Hélène) et les deux orphelins (Hélène et Léo). Kelly questionne fortement la valeur positive attribuée à la famille lorsque cette dernière se transforme en une forteresse d’égoïsme, une frontière infranchissable entre les nôtres qu’il s’agit de protéger à tout prix et ceux du dehors, les autres. La famille peut être inclusive comme exclusive. Et le drame d’Orphelins ne peut atteindre son paroxysme d’horreur et d’inhumanité que dans la mesure où la relation possessive frère-sœur, peut-être même ambigüe, efface le visage de l’autre, de l’étranger. Terrible description d’une solidarité familiale dans le mal qui entrainera Daniel lui-même… pourtant pétri de valeurs humanistes. Le duo Daniel – Léo incarne aussi une fracture sociale évidente entre deux classes de personnes qui ne peuvent plus se comprendre : ceux qui se sentent exclus, déclassés, et qui enragent, et les « bobos » aux idées généreuses…

S’ajoute à ces trois fils rouges une puissante méditation sur la vie et la mort, sur la violence. Hélène attend un enfant, avec Daniel elle a déjà donné le jour à un petit Noé. La trajectoire du désir de l’enfant s’inverse entre le début et la fin, entre Daniel et Hélène… au fur et à mesure que Daniel influencé par Hélène prend un chemin de mort, un chemin qui tue l’humanité en lui et le rend par conséquent incapable de devenir père à nouveau. Cela me fait penser à la parole de Dieu au chapitre 30 du Deutéronome :

Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur… Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance.

Le texte de Dennis Kelly est un texte fort qui nous parle d’un monde blessé et profondément fracturé. Olivier Sanquer ainsi que les trois comédiens (Stan Gal, Laure Extramiana et Antoine Dubois) se sont mis avec talent et passion au service de ce texte, et l’ont sublimé avec une puissance que l’on n’est pas prêt d’oublier. Ils méritent notre gratitude et nos encouragements pour leur magnifique travail qui mériterait d’être filmé. Cela me fait penser à un passage de l’homélie du pape François lors du Jubilé des artistes et du monde de la culture :

Quelqu’un pourrait dire : “À quoi sert l’art dans un monde blessé ? N’y a-t-il pas des choses plus urgentes, plus concrètes, plus nécessaires ?”. L’art n’est pas un luxe, mais une nécessité de l’esprit. Il n’est pas une fuite, mais une responsabilité, un appel à l’action, un avertissement, un cri. Éduquer à la beauté, c’est éduquer à l’espérance. Et l’espérance ne se sépare jamais du drame de l’existence : elle traverse la lutte quotidienne, les difficultés de la vie, les défis de notre temps.

Et s’adressant directement aux artistes :

Ne cessez jamais de chercher, d’interroger, de risquer. Parce que le vrai art n’est jamais confortable, il offre la paix de l’inquiétude.

Avec Orphelins à la sauce Nacéo le pape est exaucé : nous sommes bien dans la paix de l’inquiétude.

 

 

 

 


MEHDI DJAADI, "Couleur frambroise"

 


MEHDI DJAADI « Couleur framboise »

Une infinie tendresse au sein de l’épreuve

Festival off d’Avignon – 2025

La Scala Provence / 19h30

Mise en scène : Thibaut Evrard

Ki m’aime me suive

Après le succès de son premier spectacle « Coming out » dans lequel Mehdi Djaadi raconte entre autres choses sa conversion au christianisme, il aborde dans ce second spectacle (un seul en scène) un autre tabou, celui de l’infertilité masculine ou pour le dire simplement celui de l’incapacité de procréer avec sa femme. « Couleur framboise » ne raconte pas seulement avec délicatesse et humour le chemin de croix de Mehdi et de sa femme en désir d’enfant… et l’épreuve que cela constitue pour le couple et surtout pour Mehdi lui-même. A travers cette épreuve Mehdi effectue une auto-analyse de ses sentiments les plus profonds, de sa conscience humaine dans ses tiraillements… En lui cohabitent en effet le musulman qu’il était de par ses origines familiales et son éducation, le chrétien qu’il désire être et l’athée qu’il est parfois. L’épreuve de l’infertilité questionne sa foi religieuse en profondeur et lui fait faire avec sa femme une marche-pèlerinage vers Assise dont il nous partage certains moments savoureux avec humour. « Couleur frambroise » interroge toujours avec délicatesse le rapport de notre société française à l’enfant, rapport paradoxal marqué en même temps par des couples qui refusent d’avoir des enfants, ceux qui choisissent l’avortement et ceux qui font appel aux procréations médicalement assistées pour avoir à tout prix un enfant, sans oublier la possibilité de l’adoption. Mehdi nous livre un bouleversant témoignage de foi dans lequel le don de la vie n’est pas séparable du Dieu créateur, source et origine de toute vie, ce Dieu contre lequel, tel Job, il n’hésite pas à se mettre en colère. On ne peut pas sortir de ce spectacle sans être touché au cœur par une certaine grâce. On pressent que Mehdi est habité par plus grand que lui et son témoignage de foi est d’une authenticité qui ne laissera personne indifférent. Il fait partie de ces êtres de lumière qui ne nous parlent pas de Dieu, mais « vivent Dieu » pour reprendre la belle expression de Maurice Zundel. Encore plus que le message d’espérance et de foi qui est transmis, c’est la belle personne de Mehdi qui nous touche et nous émeut. Et l’on est spontanément dans la gratitude pour tant de délicatesse, de tendresse et de bonté. Mehdi a la grâce de communiquer ce qu’il est et ce qui l’habite tout en nous faisant rire. Rien dans son seul en scène n’est vulgaire, et c’est un rire toujours spirituel qui est suscité en nous même lorsqu’il nous parle des séances de spermogramme…

 

 

 

 

 


samedi 20 juillet 2024

ODYSSEE, Camille Prioul

 


ODYSSEE

Un seul en scène inoubliable 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre Le grand pavois / 11h45

La compagnie Plop

Texte : Camille Prioul

Succès OFF 2019, 2021, 2022, 2023

Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eut renversé la citadelle sacrée de Troie. Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans son cœur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et le retour de ses compagnons. Mais il ne les sauva point, contre son désir ; et ils périrent par leur impiété, les insensés ! ayant mangé les bœufs de Hèlios Hypérionade. Et ce dernier leur ravit l’heure du retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus. (Début du chant I. Traduction par Leconte de Lisle).

C’est ainsi que commence le célèbre poème d’Homère divisé en 24 chants, une œuvre comparable à la Bible pour son importance dans l’histoire mondiale de la littérature. Un best-seller venu de l’antiquité grecque et qui continue à charmer et à captiver. Un chef d’œuvre immortel que l’on apprécie davantage en l’écoutant qu’en le lisant. L’Odyssée est une œuvre qui doit être en effet proclamée, chantée, incarnée par une voix. En paraphrasant le commencement qu’Homère donne à son grand poème on pourrait dire : Dis-moi, Camille, cet homme subtil qui erra si longtemps… Cela fait des années que Camille Prioul a réécrit et interprété l’Odyssée qui nous raconte les aventures d’Ulysse à l’issue de la guerre de Troie. 10 années de longues errances et d’épreuves sur mer pour parvenir enfin dans sa patrie Ithaque et retrouver Pénélope et Télémaque, malgré la colère de Poséidon, la bêtise de beaucoup de ses compagnons, et l’arrogance des princes d’Ithaque (Les Prétendants insolents) convoitant sa femme et épuisant ses biens … Et tous les dieux le prenaient en pitié, excepté Poséidon, qui était toujours irrité contre le divin Odysseus (Ulysse), jusqu’à ce qu’il fût rentré dans son pays…

Camille Prioul, auteur et interprète de cette Odyssée adaptée au théâtre, est parvenu de manière magistrale à nous raconter l’essentiel des aventures d’Ulysse en 1h20 ! Un véritable exploit ! On ne peut que saluer avec admiration et gratitude son époustouflante performance car Camille est seul sur scène et il interprète tour à tour les principaux personnages de l’Odyssée, hommes et femmes, monstres et dieux, avec un talent impressionnant. Il est à la fois l’aède qui nous raconte une histoire et nous captive et Ulysse qui en est le protagoniste essentiel… et tous les autres personnages ! En observant le jeu de Camille sur scène on se croirait transporté dans un autre grand poème de l’antiquité Les métamorphoses d’Ovide. Camille se métamorphose en permanence tout au long de son spectacle. On comprend aisément le succès de cette performance d’acteur au service de l’un des plus beaux textes de l’histoire de l’humanité : le 12 juillet 2024, ce fut la 250ème représentation de ce spectacle inoubliable. Que l'on connaisse déjà le texte d'Homère ou pas, Camille nous introduit avec brio dans ce qui fait son charme, captivant les petits comme les grands. L’un des sommets de ce spectacle extraordinaire est le passage dans lequel Ulysse et ses compagnons affrontent, prisonniers dans son antre, le cyclope Polyphème, qu’ils finiront par aveugler grâce à la ruse d’Ulysse, ce qui provoquera la colère de son père Poséidon… (cf. Chant IX). C’est en faisant boire au cyclope un vin délicieux qu’Ulysse parviendra à l’aveugler. Voici un passage du texte d’Homère :

Il prit et but plein de joie ; puis, ayant bu le doux breuvage, il m’en demanda de nouveau :

Donne-m’en encore, cher, et dis-moi promptement ton nom, afin que je te fasse un présent hospitalier dont tu te réjouisses. La terre féconde rapporte aussi aux Cyclopes un vin généreux, et les pluies de Zeus font croître nos vignes ; mais celui-ci est fait de nectar et d’ambroisie.

Il parla ainsi, et de nouveau je lui donnai ce vin ardent. Et je lui en offris trois fois, et trois fois il le but dans sa démence. Mais dès que le vin eut troublé son esprit, alors je lui parlai ainsi en paroles flatteuses :

Cyclope, tu me demandes mon nom illustre. Je te le dirai, et tu me feras le présent hospitalier que tu m’as promis. Mon nom est Personne. Mon père et ma mère et tous mes compagnons me nomment Personne.

Je parlai ainsi, et, dans son âme farouche, il me répondit :

Je mangerai Personne après tous ses compagnons, tous les autres avant lui. Ceci sera le présent hospitalier que je te ferai. (Chant IX).

Le spectacle conçu et interprété par Camille Prioul fait partie de mes coups de cœurs de cette édition 2024 du festival Off. Cher Camille, je vous propose un nouveau sujet d’inspiration pour l’année prochaine, l’adaptation d’un autre chef d’œuvre immortel qui commence ainsi :

Je vais chanter la guerre et celui qui, exilé prédestiné - tout a commencé par lui-, vint, des parages de Troie, en Italie, à Lavinium, sur le rivage.  Lui qui, sur terre et sur mer, fut longtemps le jouet des puissances célestes, à cause de la rancune tenace de la cruelle Junon ; qui eut tant à souffrir de la guerre, pour fonder à ce prix une ville et installer ses Pénates dans le Latium. D’où la nation latine, Albe et ses Anciens, et les murailles de la noble Rome.

Qu’en dites-vous Camille ?

 

 

 

 

                                                                                                           


vendredi 19 juillet 2024

HUMAIN, de Claas Neumann

 


HUMAIN

Danse libératrice 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre La tâche d’encre / 12h00 (jours pairs)

Ecrit et interprété par Claas Neumann

Dans ce seul en scène, l’allemand Class Neumann, récemment installé en Avignon et thérapeute de formation, nous livre une superbe performance à travers une maîtrise exceptionnelle de son corps dans la danse et l’expression gestuelle tout autant que dans le parcours initiatique auquel il nous convie à travers le personnage qu’il incarne. Tout part d’un homme de ménage qui vit dans la peur. La philosophie antique avait pour but de libérer l’homme de ses peurs, en particulier de la peur des dieux et de la mort. Même si la thématique de cette pièce peut parfois faire penser aux théories du développement personnel, très populaires actuellement, le contenu en est essentiellement philosophique, donc réflexif. Il s’agit en effet d’une réflexion qui mène vers l’intériorité et la mise en valeur de la beauté spirituelle de l’existence humaine. A la peur répond le courage. Le chemin parcouru par le personnage incarné par Claas n’est pas solitaire. Des médiations font évoluer l’homme de ménage vers la découverte de ses talents et trésors enfouis. Il y a des voix dont la voix de Dieu. Il y a surtout un énorme livre qui fait office d’oracles tels que ceux délivrés dans l’antiquité par les pythies et les sibylles, reliant le monde des dieux et celui des humains. Notre homme entend la voix de Dieu qui lui signifie le propre du langage divin. Pourquoi ce gros livre et pas un écran connecté ? Parce qu’il aime les livres et que Dieu s’adresse toujours à nous à travers nos passions et ce qui nous fait vivre. Beau message plein de sagesse qui montre que Dieu (ou l’univers, ici on s’approche d’une conception panthéiste à la Spinoza, Deus sive natura) ne se révèle pas en abolissant nos passions mais en les sublimant. Ce qui pourrait faire penser au sens chrétien de l’incarnation, mystère par lequel le Verbe de Dieu assume notre humanité pour la diviniser. Class Neumann utilise l’image de l’aimant. Nos pensées intimes et ce que nous sommes intérieurement attirent ou repoussent les personnes. A la manière d’un aimant nous attirons à nous en fonction de ce que nous rayonnons autour de nous en négatif ou en positif… Peut-être que le cœur du message délivré par ce parcours fait de danse (donc de beauté) et d’oracles lus dans le livre est-il essentiellement pascalien… en unissant le corps et l’esprit. Claas cite en effet une célèbre pensée de Pascal en la transformant quelque peu : Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. Affirmation par laquelle on évite la tentation de tout réduire à la seule raison, la tentation cartésienne par excellence. Peu à peu l’homme de ménage quitte sa tenue de travail, transforme son balai en compagnon de danse, et se retrouve dans la splendeur de son corps humain, comme un papillon libéré de sa chrysalide. Ce magnifique spectacle est une ode à la vie, une invitation à la vivre dans les profondeurs de notre être, et, paradoxalement pour un seul en scène, à conjuguer nos talents avec ceux des autres pour chanter la symphonie de la vie issue de Dieu ou de l’univers.

Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur.

Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.

Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité.

Blaise Pascal, Pensées.

 

 


3 critiques de spectacles par Marie Jaurto: LEON / MISSAK / PARIS VARSOVIE

 

LEON

Au Paris à 13h40

Il n’est pas le prestidigitateur banal qui soulève la question « il y a un truc » à la fin de chaque numéro…. Il ne joue pas au mentaliste de cirque … Léon présente un spectacle « bluffant », de très bon niveau, entraînant les spectateurs à participer avec élégance et gentillesse et surtout sans les exposer à  de stupides situations ! Un agréable moment de rêve, de doute et d’humour.

 

 

MISSAK

 

Sur le parvis de l’église saint Agricole 19h et 20h

 

Christophe Brunel est un comédien de théâtre de rue, il est magnifique ! Pas besoin de réserver, on s’assied sur les marche du parvis, on donne au chapeau à la fin.

Un texte large, émouvant, prenant, une histoire de résistant par laquelle l’auteur a souhaité nous faire réfléchir à cette notion nécessaire au quotidien d’aujourd’hui : ne jamais accepter l’inacceptable, repousser le mal, protéger son pays et ses valeurs humaines quel qu’en sera le prix…. Jusqu’à offrir sa vie…

45mn d’émotion pure, de vérité poignante mais surtout d’espérance et de liberté.

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Missak_Manouchian  Entré au Panthéon en 2024

 

 

PARIS VARSOVIE, CABARET MUSICAL

Théâtre du Chapeau Rouge à 20h

 

Elle est polonaise et chante, il est pianiste et français !

Humoristique et délicat métissage de morceaux choisis de chansons françaises et polonaises pour une soirée de cabaret très réussie ! Une voix slave et chaude, brillante et sensuelle, un jeu époustouflant du classique au jazz, de Piaf aux mélopées de Pologne. Deux musiciens très complémentaires, associant leurs talents d’écriture littéraire et musicale et mettant le tout au service des plus grands de la chanson des deux pays.

Un moment où l’on a les yeux pleins d’étincelles et les oreilles de vibrante tendresse !  

 

 

jeudi 11 juillet 2024

LE VERITABLE SAINT GENEST, de Jean de Rotrou

 


LE VERITABLE SAINT GENEST

Ou la résurrection du saint patron des comédiens 

Festival off d’Avignon – 2024

Théâtre des Corps Saints / 10h30

La troupe de Bourbon / Coréa : Festival Théâtres de Bourbon

Texte : Jean de Rotrou

Mise en scène : Pierre Deusy assisté d’Hélène Robin

Argument de la pièce : Jean de Rotrou, dramaturge et poète français du XVIIème siècle (1609-1650), nous fait revivre avec sa pièce Le véritable saint Genest l’époque de la grande persécution de Dioclétien (303-304) qui utilisa de manière extrême la torture pour contraindre les récalcitrants à sacrifier publiquement aux dieux de l’empire. Dioclétien, que Rotrou nomme Dioclétian, est surtout connu par les historiens de la Rome antique pour avoir institué un nouveau système de gouvernement en 293, la Tétrarchie, avec deux Augustes (un pour l’Occident, un autre pour l’Orient) et deux Césars ayant droit de succession, Dioclétien, Auguste d’Orient, demeurant supérieur en autorité à son confrère d’Occident Maximien. Avec ce nouveau système de gouvernement Rome perd son statut de capitale de l’Empire, l’Auguste d’Orient résidant à Nicomédie (en Turquie actuellement) tandis que l’Auguste d’Occident résidait à Milan. Il semblerait que Rotrou ait fait une confusion historique entre Maximien et Maximin le Thrace qui régna de 235 à 238, qui était un modeste berger avant de gravir progressivement les échelons de l'armée romaine jusqu’à parvenir à la pourpre impériale. Le César de Dioclétien n’était pas Maximin mais Galère, lui aussi d’origine Thrace, né dans une famille très modeste. Galère entre très tôt dans l'armée et progresse rapidement dans la hiérarchie militaire. Repéré par l'empereur Dioclétien, il épouse sa fille Galeria Valeria et devient son César.

Cette rectification d’ordre historique étant faite, revenons à l’argument de la pièce. A l’occasion du mariage de sa fille avec Maximin (dans l’histoire avec Galère), l’empereur demande à son mime préféré et ami Genest, de divertir la cour par une comédie dans laquelle le comédien imiterait « l’obstination » des chrétiens (cf. l’unique mention des chrétiens dans Les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle ; XI.3) afin de les ridiculiser tout en illustrant, bien sûr, les mérites de Maximin. Il s’agit donc de théâtre dans le théâtre, et pour citer la plaquette de présentation de la pièce, « on aura même du théâtre dans le théâtre dans le théâtre quand Sergeste jouera devant Maximin et Genest la façon dont Maximin aura su qu’Adrian (joué par Genest) le trahissait » ! En jouant les chrétiens persécutés, Genest est converti par la grâce divine, et cela « en écoutant ce qu’incarne un autre acteur, Lentule, qui lui ne se convertira pas ». Renversement paulinien de situation qui provoque un quiproquo entre lui et l’empereur qui pense qu’il continue de jouer un rôle avant de comprendre que son mime est réellement devenu lui-même chrétien… donc objet de la rigueur de la loi.

Cette pièce écrite dans la splendide langue du XVIIème siècle, en alexandrins et en vers, est en fait révolutionnaire par bien des aspects. 150 ans avant la Révolution elle déclare que le mérite (ici du berger Maximin) l’emporte sur la naissance (la noblesse des patriciens) ! Elle « défend le doute et la liberté de croire », et surtout, pour la première fois, elle fait de Genest « un saint non pas bien que comédien, mais parce que comédien » ! A une époque où le métier de comédien était très mal vu par les autorités ecclésiastiques (c’était déjà le cas dans la Rome antique où les comédiens étaient en même temps adulés et méprisés, à l’instar des gladiateurs et des conducteurs de chars dans le cirque), le chef d’œuvre baroque de Rotrou apparaît comme un véritable plaidoyer en faveur de la vocation du comédien, une « véritable déclaration d’amour aux comédiens et au théâtre ».

Dans sa note d’intention, Pierre Deusy, créateur en 2019 du festival Théâtres de Bourbon, dévoile la profondeur théologique de la pièce de Rotrou, à une époque où les débats sur la grâce étaient virulents :

Avec une incroyable finesse et sans qu’il y paraisse, Rotrou joue des mises en abymes pour opposer en tout Adrian et Genest, le personnage et le comédien qui l’incarne, celui (protestant ou janséniste) qui affirme la prédestination, n’hésite jamais et a la ligne directe avec le Ciel et celui (catholique) qui tout au contraire incarne la grâce suffisante, ne cesse jamais de douter et aime avant tout la concrétude et l’incarnation : sa vie de comédien, sa vie de troupe et sa liberté. Il ne se contente donc pas de mettre en question un monde articulé sur la naissance et l’intolérance : il fait très habilement comprendre que l’Eglise, qui depuis Tertullien condamne le théâtre, fait fausse route et n’a pas compris que pour le comédien comme pour le catholique, l’incarnation est l’alpha et l’oméga de toute chose. Dans une parfaite « défense et illustration », il établit un parallèle limpide entre la grâce, le don, le talent, et le rôle à jouer, qui sont choses simples auxquelles on doit s’adapter sans bruit, mais sans jamais abdiquer non plus sa liberté d’action, réelle.

Le véritable saint Genest fait partie de mes coups de cœur de ce festival off d’Avignon 2024 pour de nombreuses raisons. Tout d’abord le plaisir d’entendre la belle langue de Rotrou (Quand le voyant marcher du baptême au trépas, il semble que les feux soient des fleurs sous ses pas), ensuite la sortie de l’oubli dans lequel était tombé ce comédien-martyr grâce à cette création de la pièce pour le festival off, enfin le très beau jeu des comédiens, en particulier celui de Rémi de Monvel dans le rôle-titre, d’Olivier Bruaux dans le portrait tout en nuances de l’empereur persécuteur, sans oublier Héloïse Cunin qui incarne avec une grande délicatesse Natalie, l’épouse de Genest.

En guise d’ouverture ce merveilleux passage dans la bouche de Genest :

Je vous ai divertis, j’ai chanté vos louanges ;

Il est temps maintenant de réjouir les Anges,

Il est temps de prétendre à des prix immortels,

Il est temps de passer du théâtre aux autels.

Si je l’ai mérité, qu’on me mène au martyre :

Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire.

Le texte de Rotrou est disponible en format PDF sur Internet ici :

https://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/ROTROU_SAINTGENEST.pdf      

Enfin on peut aussi acheter l’édition papier de cette œuvre éditée par Flammarion en 1999 dans la collection GF pour la modique somme de 9 euros.