lundi 28 juillet 2025

ROBERTO ZUCCO (Koltès)

 


ROBERTO ZUCCO

L’énergie du désespoir

Festival Off d’Avignon – 2025

Théâtre du Girasole / 22h30

Texte : Bernard-Marie Koltès

Mise en scène : Rose Noël

Le collectif 13

Une nuit, Roberto Zucco s’évade de la prison dans laquelle il a été́ incarcéré́ pour le meurtre de son père. Il va alors mener une cavale délirante où il y fera plusieurs rencontres, toutes illustratrices de la quête d’identité de l’Homme. Alors qu’il est sans cesse traqué par les inspecteurs, son visage d’ange ne fera qu’intriguer : « Comment un garçon si beau peut-il agir ainsi ? ». Inspiré du véritable fait divers, Roberto Zucco parle de la violence qui dort en chacun de nous et questionne notre propre rapport à celle-ci. Zucco, c'est un anti-héros, s’évadant de toutes les prisons physiques et mentales de notre société, qui sous couvert de normalité, devient elle-même carcérale.

Qui sommes-nous ? Quelle place trouver dans notre société́ ? Quelle est notre part de liberté́ ? Comment répondre à notre soif de désir ? Les mots de Koltès tentent d’y répondre. Cette histoire est une épopée que le personnage de Zucco, ainsi que ses rencontres, traversent avec violence, poésie, peur, et désir. (Programme du Off)

La dernière pièce de Koltès, écrite en 1988, un an avant sa mort à cause du sida, et créée en 1990, s’inspire d’un fait réel : l’histoire du tueur en série italien Roberto Succo (1962-1988). Elle a suscité en France une polémique au moment de sa création, les faits étant encore récents.

Le Collectif 13 fait jouer 12 comédiens et musiciens sur la vaste scène du théâtre du Girasole dans une mise en scène remarquable de Rose Noël. Malgré la multitude des comédiens deux personnages sont au centre de l’action : bien sûr Roberto Zucco lui-même et une jeune fille, la gamine, qui est amoureuse de lui, et part à sa recherche dans le « petit Chicago ». Un point commun les lie : un rapport difficile à la famille que ce soient les parents, les frères ou les sœurs. Pour Roberto comme pour la « gamine » la famille est une espèce de prison qui les prive de leur liberté. Ce sont donc deux révoltés qui se rencontrent et s’attirent comme des aimants. L’entrée dans le spectacle est fort originale et le public est invité à monter sur scène pour danser et à participer à l’action qui initie le récit de « la cavale délirante » de Roberto. La mise en scène fait se succéder une série de tableaux avec des intermèdes musicaux de très grande qualité dans lesquels la langue italienne n’est pas oubliée, ce qui ne gâche rien, bien au contraire ! Une fois le prologue achevé le premier tableau est saisissant. Deux gardiens de prison dont les torches sont l’unique source de lumière se déplacent et occupent tout l’espace du théâtre sans omettre les côtés de la partie spectateurs, ce qui crée un effet magique et inclusif. Ils assistent, impuissants, à l’évasion de Roberto qui tel un nouveau Spiderman semble suspendu au plafond du théâtre. Remarquable performance du comédien Axel Granberger qui se fait acrobate et nous émerveille. La mise en scène utilise avec génie non seulement tout l’espace du théâtre mais aussi l’extérieur en faisant passer par les portes de gauche et de droite les comédiens, apparaissant et disparaissant au gré de l’action. Cette mise en scène forte et convaincante est donc très dynamique même si elle sait aussi utiliser les symboles, comme la cage dans laquelle Roberto est enfermé dans le tableau final ou encore les vêtements suspendus. Cette pièce nous parle de l’oppression que nous pouvons parfois ressentir et du désir de liberté qui habite le cœur de tout homme. Elle nous parle aussi d’une psyché humaine qui fait d’un beau jeune homme un tueur en série allant jusqu’à exécuter son père et sa mère. Elle nous montre ce déferlement de violence dont est capable un homme traqué, poursuivi, à l’instar d’une bête poursuivie par des chiens et des chasseurs. Elle nous montre avec sobriété comment la violence engendre la violence dans une spirale mortifère. Il y a bien sûr la violence du tueur mais celle, psychologique, exercée par la famille, n’en est pas moins bien palpable. Rose Noël a su traiter un thème sombre à la manière d’une fête. Ce drame a des allures de bacchanales et Roberto tel un Dionysos contemporain entraîne dans son thiase les personnes qui gravitent autour de lui jusqu’au dénouement de l’action. La performance du rôle-titre (Axel Granberger) est époustouflante de vitalité et d’énergie.

Bref il s’agit d’une remarquable interprétation et mise en scène de l’ultime pièce de Koltès par le Collectif 13 qui en fait un équivalent contemporain des grandes tragédies antiques dans le style de Sénèque.

 

 

 


LA METAMORPHOSE (Kafka)

 


LA METAMORPHOSE

Sublime métamorphose

Festival Off d’Avignon – 2025

Théâtre Transversal / 19h40

Texte : d’après Franz Kafka

Mise en scène : Stéphanie Slimani

La divine usine

Un Kafka organique et puissant qui invite le spectateur à un voyage sensoriel.

 

La Métamorphose de Franz Kafka, publiée en 1915, est une des œuvres les plus célèbres de l’auteur. La nouvelle décrit les mésaventures de Gregor Samsa, un représentant de commerce, qui se réveille un matin transformé en un monstrueux insecte. En retard pour son travail, il tente malgré tout de se préparer mais ne parvient pas à sortir de son lit. Ses parents et sa sœur vont découvrir avec horreur son nouvel état d’animal. Seul en scène, Killian Chapput incarne Grégor Samsa. Seul mais accompagné, nimbé, de voix off et de sons hypnotiques.
De la même manière que l’enfant est fasciné par l’observation des fourmis, le spectateur est convié à observer la transformation du personnage. Sur scène, un simple lit. Il est le centre du plateau, le centre d’une spirale parfaite qui guidera l’ensemble de la scénographie. Une valise posée et, abandonnés au sol, quelques vêtements. Une scénographie volontairement dépouillée, laissant toute la place au corps et au mouvement. Une voix féminine, au timbre profond, accompagne le spectateur. Elle se fait entomologiste. Sa froideur clinique tempère le corps puissant et transpirant de Grégor. Autant que la voix et le texte, la création sonore joue un rôle fondamental et forme le dernier partenaire de ce trio.
Dans cette création de théâtre visuel, voix, sons et corps s’écoutent, se répondent et vibrent de concert. La bande son, d’un seul tenant, oblige le comédien-danseur a une immédiateté, à une intensité folle et une rigueur de jeu millimétrée. Librement adaptée, les axes retenus pour approcher la nouvelle de Kafka ont été l’aliénation au travail, l’enfermement, l’altérité et l’animalité chez l’homme. Des thématiques qui restent puissamment contemporaines. Il en ressort une création sombre et puissante, qui invite le spectateur à un voyage sensoriel.
La Métamorphose a reçu l’Avignon Award 2023 dans la catégorie danse. (Programme du Off)

 

Celui qui a magnifié d’une manière divine et absolue la notion de métamorphose c’est le génial poète latin Ovide (43 av. JC- 17) qui, dans son chef d’œuvre Les métamorphoses, nous a légué un monument immortel de la littérature latine antique. Le titre de la nouvelle de Kafka, au singulier, la situe dans cet héritage glorieux. Ecoutons l’ouverture des Métamorphoses d’Ovide :

 

Je veux dire l’histoire et les métamorphoses des formes et des corps. Dieux, c’est votre œuvre aussi : Inspirez mon poème et guidez-en le fil de l’aurore du monde au matin d’aujourd’hui !

 

Ecoutons maintenant le commencement de la nouvelle de Kafka :

 

En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux. « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve.

 

Dès les premiers instants de la pièce, dont le décor dépouillé se limite à un lit placé au centre de la scène, le spectateur pressent qu’il va vivre un moment inoubliable de théâtre. Killian Chapput, le comédien-danseur, nous livre du début jusqu’à la fin une performance époustouflante de virtuosité corporelle, donc mentale. Magnifiquement servi par la mise en scène de Stéphanie Slimani, il nous fait assister à la métamorphose de son corps humain en un corps d’insecte. Ce faisant le comédien se fait magicien. Il exerce sur les spectateurs une fascination qui requiert leur absolue attention. A l’image du visuel choisi pour ce spectacle hors-normes la beauté nous saisit, la beauté d’un corps humain en acte de métamorphose. Mais surtout la beauté de la maîtrise parfaite du corps par l’esprit de Killian, la beauté de l’alliance corps-esprit. On a oublié depuis longtemps le représentant de commerce et on se croit transporté dans le monde d’Ovide, celui précisément de la mythologie grecque. Gregor Samsa devient un Apollon qui se transforme en animal avec une magnificence éblouissante. Le visuel du spectacle nous en offre un instantané : il s’agit en effet d’une simple photo prise pendant l’action de la métamorphose, une photo d’une grande qualité qui nous fait penser à une peinture du Caravage. Dans cette photo Gregor / Killian ressemble au Christ de la Passion, et l’expressivité de son visage et de son regard en dit long sur son talent de comédien. Une voix féminine, au timbre profond, accompagne le spectateur. Elle se fait entomologiste. Régulièrement cette voix proclame un mot latin en rapport avec la métamorphose du corps humain en un corps d’insecte… Clin d’œil volontaire à Ovide ou simple rappel de l’utilisation de la langue latine par les entomologistes ? Il est fort probable que pour sa nouvelle Kafka se soit inspiré en particulier de l’une des métamorphoses décrites par Ovide, celle de la fileuse Arachné en araignée pour la punir de s’être vantée d’égaler Minerve dans l’art de filer la laine. C’est par cette métamorphose racontée par la déesse elle-même qu’Ovide ouvre le livre VI de ses Métamorphoses. Frappée violemment par Minerve, Arachné veut se suicider en se pendant. Prise de « pitié » la déesse la transforme finalement en araignée :

 

Puis Minerve part en l’arrosant de sucs d’herbe d’Hécate. Sitôt qu’ils sont touchés par ce présent funeste, elle perd ses cheveux, son nez et ses oreilles, sa tête se réduit, tout son corps s’étrécit, de maigres bras se lient en jambes à ses flancs, le reste n’est que ventre. Elle en tire pourtant du fil, et tisse encor, araignée, comme hier.

 

Du point de vue philosophique la métamorphose de Gregor se traduit en enfermement, en isolement. Sa chambre se transforme en prison. Il est séparé des siens, comme enfermé dans un corps qui n’est plus le sien sans cesser toutefois de lui appartenir. Le déchirement corps animal / esprit humain rompt toute relation avec le monde extérieur et rompt l’harmonie constitutive de la personne humaine. Le paradoxe de cette pièce de théâtre se situe précisément ici : c’est grâce à une parfaite maitrise du corps par l’esprit que Killian nous donne à voir le drame de Gregor, celui de la désintégration de son unité personnelle par la métamorphose en insecte. Ce spectacle époustouflant et inoubliable est une production de la Divine Usine qui porte admirablement bien son nom : le jeu de Killian Chapput n’est-il pas divin ?


dimanche 27 juillet 2025

POUR UN OUI OU POUR UN NON (Sarraute)

 


POUR UN OUI OU POUR UN NON

L’amitié à l’épreuve du langage

Festival Off d’Avignon – 2025

Théâtre du Cabestan / 10h

Texte : Nathalie Sarraute

Mise en scène : Bruno Dairou

La compagnie des perspectives

Comment faire basculer une amitié en un instant, pour presque rien, un mot, une intonation ?

“Pour un oui ou pour un non” est un chef-d’œuvre de Nathalie Sarraute : deux amis proches, pour une expression maladroitement employée, déclenchent une guerre qui met en cause leur amitié, leur partage, leur complicité. Les mots se chargent de comique, de tragique, de ridicule et d’absurde pour aboutir à un échange verbal qui fait de ce texte une tragi-comédie contemporaine unique. (Programme du Off)

Pour un oui ou pour un non est la pièce de théâtre la plus jouée de Nathalie Sarraute (1900-1999). Elle fut créée en 1981 et publiée en 1982. Nathalie Sarraute reçut en 1987 le Molière de l’auteur francophone pour cette pièce.

Pour un oui ou pour un non aborde des thèmes essentiels de notre vie humaine tels que l’amitié et le langage. La pièce nous confronte à la fragilité d’une relation que l’on estime généralement être l’une des plus solides et des plus belles que nous puissions expérimenter : l’amitié, ici entre deux hommes. Il suffit en effet d’une parole, et surtout d’une certaine manière de la prononcer, d’une intonation, d’un silence entre deux mots, pour tout remettre en question… Le langage humain a ce double pouvoir : créer de la communion, de l’échange, du dialogue, ou bien séparer, éloigner, établir des barrières. Personne ne nous a donné le mode d’emploi du langage, et chacun de nous doit se débrouiller comme il le peut avec cet outil ambigu. Ce que nous pensons vouloir exprimer peut être perçu par l’autre d’une manière radicalement différente. Et puis le langage humain n’est pas seulement affaire de raison, nous ne pouvons pas en avoir le contrôle à 100%, il y entre aussi beaucoup d’émotions et d’inconscient. C’est tout cela que nous ressentons dans la magnifique pièce de Nathalie Sarraute. Le fil rouge du langage ouvre au fur et à mesure du jeu des deux comédiens, Pablo Chevalier et Josselin Girard, de nouvelles perspectives de réflexion. Une amitié peut-elle exister et se maintenir vivante entre deux hommes aux conditions sociales différentes, aux visions de l’existence divergentes ? Amitié et différences sont-elles compatibles ? Celui qui s’éloigne de son ami en raison de la simple phrase « C’est bien… ça » prononcée, d’après lui, avec condescendance est un poète, un marginal, alors que son ami semble être un bourgeois bien installé dans la vie avec femme et enfants… Ici pas d’alliance possible entre le bourgeois et le bohème. Celui qui se fâche contre son ami a visiblement un besoin viscéral de reconnaissance alors que son ami rayonne simplement le bonheur de son existence. La pièce de Nathalie Sarraute nous parle aussi de susceptibilité, de jalousie et d’envie. Celui qui se sent maltraité peut ainsi s’absoudre pour sa jalousie rentrée en invoquant la condescendance de l’ami heureux. Cela évoque une sentence du livre de Qohèleth dans l’Ancien Testament : Je vois que tout travail et toute réussite ne sont que jalousie de l’un pour l’autre. Illusion, tout cela est illusion et poursuite de vent (4, 4).

Le fil rouge n’en demeure pas moins à mon sens celui du langage. Pour un oui ou pour un non met en évidence une certaine incommunicabilité entre humains, une souffrance de ne pouvoir communiquer entre nous en vérité. Est-ce, pour citer à nouveau Qohèleth, parce que Dieu a fait l’homme simple mais que l’homme aime les complications ? (7, 29). Même si cela n’est pas dit, on a l’impression que cette incommunicabilité, même entre amis, provient d’un mal profond qui a son origine dans le cœur de l’homme. Nous utilisons le langage à la manière d’un malade qui utilise, comme il le peut et de manière très limitée, les capacités de son corps. Il peut ressortir de la pièce de Sarraute la question philosophique suivante, au-delà de celle de la possibilité même d’une amitié durable : Pouvons-nous utiliser le don du langage pour communiquer en vérité entre nous et dialoguer sans nous offenser mutuellement, si préalablement nous ne guérissons pas notre cœur malade ? Comment ne pas penser dans ce contexte à la parole radicale de Jésus que nous trouvons dans l’Evangile selon saint Matthieu ? Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui”, “non”, si c’est “non”. Ce qui est en plus vient du Mauvais. (5, 37)

Avec Dans la solitude des champs de coton (Koltès) la Compagnie des Perspectives nous offre au théâtre du Cabestan deux grands moments de théâtre qui ont pour point commun l’incommunicabilité entre deux personnes, dans un cas des personnes qui ne se connaissent pas (Koltès) et dans la pièce de Sarraute des amis. Le metteur en scène Bruno Dairou a su avec talent mettre en valeur ces deux beaux textes. Le jeu des comédiens de Pour un oui ou pour un non est excellent et convaincant. Le spectateur sort comblé de la salle car Pablo Chevalier et Josselin Girard ont su nous communiquer avec brio leur passion pour cette pièce nous parlant d’un bout à l’autre de la grande difficulté que nous avons à communiquer entre nous ! Paradoxe et privilège du théâtre ?

 

 


samedi 19 juillet 2025

Dans la solitude des champs de coton (Koltès)

 


DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON

« Le rien qui est entre nous »

Festival Off d’Avignon – 2025

Théâtre du Cabestan / 11h 10

Texte : Bernard-Marie Koltès

Mise en scène : Bruno Dairou

La compagnie des perspectives

Un face-à-face intense où désir et peur s’entrelacent dans un duel verbal à la tension palpable.

 

Succès du off 2007-2008-2009. La pièce la plus connue de Bernard-Marie Koltès, la célèbre confrontation entre le dealer et le client avec pour marchandise : le Désir. Et toute la progression dramatique de la pièce tient à l'obscurité de ce désir, formé de toutes les envies, entrevues, approchées, cernées mais jamais nommées, débouchant sur une quête mais aussi sur une peur de l'autre qui rendent cette pièce unique dans le théâtre contemporain. Cela permet aux deux comédiens de souligner aussi bien la complexité des personnages que la légèreté, voire l'humour, qui empreint en permanence ce dialogue étincelant.

(Programme du Off)

 

Pablo Chevalier dans le rôle du dealer et Cédric Daniélo dans celui du client nous offrent une superbe interprétation de ce texte ô combien magnifique, mais difficile, de Bernard-Marie Koltès (1948-1989). Un moment de grand théâtre comme on l’aime !

 

J’ai découvert avec beaucoup d’émotion le style littéraire de Koltès dont la beauté va de pair avec la sobriété, le caractère incisif et vif, l’art de la formule ciselée qui confine parfois avec l’aphorisme. Cette pièce de Koltès (1985-1986) mérite donc amplement son succès de par sa qualité littéraire et son originalité. La pièce est essentiellement construite comme une suite de longs monologues qui se raccourcissent vers la fin pour se transformer en ce qui se rapprocherait davantage d’un dialogue : 18 prises de parole pour le dealer qui ouvre le feu et 18 pour le client qui clôt la pièce avec cette question : Alors, quelle arme ?

 

La mise en scène de Bruno Dairou ajoute au prologue de Koltès la liste des sept péchés capitaux, puis vient le prologue qui propose à la lecture du spectateur la définition de ce que c’est qu’un deal. Même si les deux personnages de cette rencontre nocturne sont d’une part un dealer et de l’autre un client, il ne s’agit pas ici de drogue mais bien d’une réflexion philosophique sur le désir. Le cadre spatial et temporel est bien défini par une formule que nous trouvons dans la bouche du client : l’infinie solitude de cette heure et de ce lieu qui ne sont ni une heure ni un lieu définissables… Solitude du crépuscule dans un milieu urbain. Solitude extérieure qui renvoie à la solitude intérieure des deux hommes. Le texte de Koltès nous installe d’emblée dans l’étrangeté du langage (quel dealer parlerait dans la réalité comme ce dealer ?) qui provoque une tension allant croissant jusqu’à la fin, la tension qui est celle des « ténèbres des hommes qui s’abordent dans la nuit ». Dans cette rencontre on ne sait pas lequel des deux se rapproche en premier de l’autre. La violence se contient en permanence dans l’expression verbale même si le dealer affirme que « deux hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que de se frapper, avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité ». A cette violence sourde s’ajoutent les motifs de la peur et de la fuite. Dans une formule inaugurale saisissante le dealer installe le motif du désir au cœur de cette rencontre : « J’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi », comme si l’homme était réduit à n’être qu’un désir. Plus loin le dealer précise : « Je ne suis pas là pour donner du plaisir, mais pour combler l’abîme du désir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir un nom, le traîner jusqu’à terre, lui donner une forme et un poids, avec la cruauté obligatoire qu’il y a à donner une forme et un poids au désir ». Cela pourrait nous faire penser à la réflexion de Qohélet, le sage de l’Ancien Testament, qui ose dire : Pensez à un homme qui engendre cent fois. Il vit longtemps des jours nombreux, des années nombreuses et rien ne comble son désir. Il n’aura même pas de tombe, je dis que l’avorton est plus heureux que lui (6, 3). Le dealer, lui, prétend combler l’abîme du désir… ce à quoi répond le client : « Vous n’êtes pas là pour satisfaire des désirs… Vous êtes pauvre, et vous êtes ici non par goût mais par pauvreté, nécessité et ignorance ». Koltès en partant de la relation commerciale, qu’elle soit licite ou illicite, montre que la différence entre le vendeur et l’acheteur n’est pas si nette que cela du point de vue du désir : « La seule frontière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie ». Dans ce jeu du chat et de la souris le client est celui qui aime à dire « non » tandis que le dealer ne sait dire que « oui ». Accolé à ce fil rouge conducteur du désir, nous trouvons dans la pièce de Koltès une importance particulière accordée au regard (En toute fin de compte n’existe que le fait que vous m’avez regardé et que j’ai intercepté ce regard ou l’inverse) et au toucher (J’avais posé ma main sur votre bras par pure curiosité), l’importance du langage corporel entre humains, entre ces deux inconnus qui se croisent et se dévisagent dans la nuit, incapables de se frapper comme de se séparer. Le dealer se comporte même comme un saint Martin urbain (Aujourd’hui que je vous ai touché, j’ai senti en vous le froid de la mort… c’est pourquoi je vous ai tendu ma veste pour couvrir vos épaules). Dans la solitude des champs de coton parle du début à la fin du désir, autant celui du dealer que celui du client, mais il s’agit d’un désir qui n’est jamais nommé, qui demeure dans le vague. Le dealer et le client attendent mutuellement que l’autre fasse le premier pas : Qu’il me dise enfin ce dont il a besoin pour combler son désir, qu’il me dise enfin ce qu’il a pour combler mon désir ! D’où une tension palpable qui va crescendo. C’est en exprimant son attente de dealer vis-à-vis de son client potentiel que celui-ci mentionne la solitude des champs de coton : « Alors ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me le dire ; et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-là comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ». Dans la pièce de Koltès le désir non exprimé est inséparable de la sensation de solitude, une infinie solitude, une solitude qui nous fatigue.

Il me semble que la fine pointe de Dans la solitude des champs de coton se trouve dans notre incapacité à communiquer véritablement les uns avec les autres même si nous avons le langage des mots et des corps. Le client assume parfaitement cette triste condition : « Soyons deux zéros bien ronds, impénétrables l’un à l’autre, provisoirement juxtaposés, et qui roulent, chacun dans sa direction… de simples, solitaires et orgueilleux zéros » et pourtant, plus loin, il dit au dealer : Venez avec moi ; cherchons du monde, car la solitude nous fatigue.

La pièce de Koltès est d’un noir tranchant. L’incommunicabilité qui y règne est aussi épaisse que les ténèbres de la rencontre entre ces deux inconnus qui se sont regardés et ont proféré des monologues. Dans une quasi-conclusion le client détruit une bonne fois pour toutes espérances et illusions, car il n’y a pas d’amour.

 

Seul le cœur connaît sa peine, et à sa joie, nul ne prend part.

Le cœur sait sa propre amertume, l’inconnu ne voit pas sa joie.

Proverbes 14, 10

 

Je hais une telle vie, rien de ce qui se fait sous le soleil ne me plaît. Illusion, tout est illusion et poursuite du vent.

Qohélet 2, 17

 

 


mercredi 16 juillet 2025

ILLUSIONS (Viripaev)

 


ILLUSIONS

L'amour: évanescence ou constance?


Festival off d’Avignon – 2025

Théâtre du Train bleu / 13h 05

Texte : Ivan Viripaev

Mise en scène : Lior Aidan, Ferdinand Mochot

Collectif On finira bien par comprendre

Et si notre vie n’était qu’une illusion ? Et l’amour alors ? Après nous, que restera-t-il de nos vérités et de nos mensonges ? Ce sont ces questions qui animent les quatre narrateurs venus nous raconter l’histoire de Dennis, Sandra, Albert et Margaret : deux couples mariés à l’orée de leur mort. Le public est au plus proche des épisodes de vie et d’amour de ces couples, entre errances et épiphanies, animés par une quête – tardive – de réponses et de vérité. « Il doit quand même bien y avoir un minimum de constance dans ce cosmos changeant » dit Margaret.

J’ai découvert le dramaturge d’origine russe Ivan Viripaev il y a deux ans avec OVNI au 11, et ce fut un coup de cœur pour l’écriture de Viripaev et les thèmes existentiels qu’il abordait. C’est ce qui m’a motivé à aller voir Illusions cette année au Train bleu. Toujours un thème existentiel fort, l’amour et son rapport avec la vérité et le temps, et la discrète présence des extraterrestres… La pièce commence par les dernières paroles d’un mourant, Dennis, âge de 82 ans, à sa femme Sandra. Ils ont vécu ensemble 52 ans ! Ce procédé se répètera jusqu’à la fin de la pièce au moment du passage de la mort, Albert ayant survécu au trois autres.

Viripaev aborde la difficile question de la définition de l’amour. Qu’est-ce que l’amour ? L’heure de la mort est l’heure de la vérité, du dévoilement, de la révélation, parfois de la franchise. Le titre de la pièce nous indique d’emblée qu’il ne faut pas se fier aux apparences… Il nous ramène à un vieux texte de la Bible juive, écrit vers 300 avant Jésus-Christ, et aujourd’hui malheureusement méconnu, même des chrétiens pratiquants, le livre de Qohèleth ou de l’Ecclésiaste, qui inaugure précisément sa réflexion philosophique iconoclaste par les mots suivants : Illusion, tout est illusion. Hevel havalim en hébreu, hevel signifiant la buée, la vapeur, une métaphore pour signifier l’évanescence, l’impermanence concrète de toutes choses. L’inconsistance ou l’insubstantialité ontologique de toutes choses, selon le traducteur de ce petit livre de l’Ancien Testament Jean-Yves Leloup (Albin Michel), ce qui nous ramènera à la fin de la pièce, nous le verrons… Viripaev met en scène deux conceptions de l’amour : l’amour réciproque et l’amour don, gratuit, qui n’attend rien en retour. Dans la confession inaugurale de Dennis on entend des paroles fortes comme celles-ci :

L’amour est une force énorme. L’amour vainc la mort. Je n’ai pas peur de mourir. Je t’aime.

L’amour vainqueur de la mort, voilà un thème typiquement chrétien. La résurrection du Christ étant le signe le plus fort de cette victoire de l’amour divin sur la mort. Dans une conversation nocturne entre Albert et Dennis, amis, alors âgés de 35 ans, et respectivement époux de Margaret et de Sandra, Dennis révèle à son ami à la fois l’amour qu’il porte à sa femme Sandra… et le désir sexuel qu’il a pour Margaret… un désir sexuel qui est aussi une forme d’amour, comme le précise immédiatement Albert… Dans cette confidence d’une franchise absolue entre amis, Dennis parle ainsi de Margaret :

Un seul de ses regards remplit ce monde de sens et de beauté. Si Margaret existe, ça veut dire que la beauté existe, et si la beauté existe, ça veut dire que vivre a un sens.

Même en ayant lu le texte de la pièce avant de la voir, on est rapidement perdu entre qui est qui, qui parle, et l’entremêlement permanent des 4 membres des deux couples fait que la confusion ne cesse d’augmenter jusqu’à la fin… La mise en scène de Lior et de Ferdinand utilise sobrement 4 chaises pour nous aider à suivre des confessions aussi tortueuses, avec pas mal de flash-back sur des épisodes de jeunesse des uns et des autres, tous étant amis. D’où la question qui se pose de la frontière entre amour et amitié, entre attirance sexuelle et amour etc. Quelques passages, souvenirs du passé, sont légers, comme l’initiation à la marijuana du professeur par l’un de ses élèves ou la vision d’une soucoupe volante (OVNI) par l’un des protagonistes dans son enfance… et permettent de relâcher la tension comme l’attention du spectateur mise à rude épreuve ! Au fur et à mesure de la progression de la pièce, le titre Illusions prend pleinement son sens. Viripaev écrit avec cette pièce l’anti-mythe de Philémon et Baucis. Ce mythe de la littérature latine ne nous est connu que par les Métamorphoses d’Ovide, chef-d’œuvre absolu de la littérature antique. C’est au livre VIII (611-724) qu’Ovide nous dépeint ce vieux couple, aimant et fidèle, vivant pauvrement mais dans la justice, et offrant l’hospitalité sans le savoir à Jupiter et à Mercure venus incognito se balader sur terre pour tester les hommes. Les dieux n’étant pas ingrats, ils demandent au couple de vieillards de faire un vœu. Voici ce que ces derniers demandent : Et puissions-nous, ayant vécu dans la concorde, être emportés à la même heure, et que jamais je ne voie son bûcher ni elle ne m’enterre. Voici les ancêtres antiques de Dennis, Sandra, Albert et Margaret, ayant vécu longtemps heureux ensemble, « un très bel amour », et désirant mourir ensemble. Les dieux exaucent Philémon et Baucis et les métamorphosent au moment de leur mort en deux arbres entrelacés, un chêne et un tilleul. On pourrait aussi citer chez Ovide (livre IV) la belle histoire d’amour, mais dramatique, de Pyrame et Thisbé, deux jeunes gens, unis par la mort. Mais chez Viripaev l’amour lui-même semble illusion… et se termine de fait par un drame. Margaret laisse un message à son mari Albert dans lequel elle ne cesse pas de répéter : Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? Ce à quoi Margaret aspire, c’est ce que les croyants nomment Dieu ou encore les philosophes le premier principe ou la transcendance. Ainsi passe-t-on de la difficulté à être fidèles en amour au désir d’une constance qui nous dépasse et soutienne ce cosmos changeant… Il y a toujours du spirituel chez Viripaev. Retour à notre vieux philosophe juif, Qohèleth, qui lui se contente d’affirmer que tout est illusion et poursuite de vent… La pièce se termine avec Albert faisant sienne la question de sa femme en l’adressant au cosmos, Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant ? avant de rendre l’âme.

La mise en scène et l’interprétation de ce texte difficile de Viripaev par le collectif "On finira bien par comprendre" est une vraie réussite. Le jeu talentueux des 4 comédiens (Lior Aidan, Maxime Allègre, Charles Montélimard et Laura Opsomer Mironov) est remarquable. Ils parviennent à insérer légèreté, humour et rire dans cette œuvre aux accents philosophiques et qui ne nous donne pas véritablement de réponse quant à la définition de l’amour et à sa possibilité réelle dans ce cosmos changeant. Peut-être est-ce l’amour don, non-réciproque, qui est le seul pouvant installer un minimum de constance ? C’est la réponse christique, celle de l’agapè... Illusions est clairement l’un de mes coups de cœur de cette édition 2025 du festival d’Avignon, et ce genre de théâtre demande à être revu au moins une seconde fois pour en goûter toute la beauté et la complexité.


ORPHELINS (Kelly / Nacéo)

 


ORPHELINS

Coup de cœur pour une claque

Festival off d’Avignon – 2025

Chapeau rouge théâtre / 13h

Texte : Dennis Kelly

Mise en scène : Olivier Sanquer

Collectif Nacéo

Un couple, Hélène et Daniel, s’apprête à célébrer la venue prochaine d’un nouvel enfant. Mais voilà qu’arrive Léo, le frère d’Hélène. Il est couvert de sang. Léo affirme avoir porté secours à une personne agressée. Mais dit-il toute la vérité ?

Dans le sillage d’Anthony Neilson (né en 1967 à Edinburgh) et de son œuvre Penetrator (1993), le britannique Dennis Kelly incarne le courant néo-brutaliste britannique « In-yer-face » (pour In your face), et reprend dans Orphelins (2009) le concept de l’arrivée d’une personne connue (Un frère dans Orphelins ; un vieil ami d’école, Tadge, revenant de son service militaire dans la guerre du Golfe dans Penetrator) dans l’appartement d’un duo (un couple dans Orphelins ; deux jeunes amis, Max et Allan dans Penetrator) et le séisme que cette arrivée inattendue va provoquer. Dennis Kelly est à l’honneur pour cette édition 2025 du festival Off puisque 2 représentations d’Orphelins et 3 de Girls & Boys sont proposées au public.

Si vous n’êtes pas encore allé voir Orphelins précipitez-vous à la page 156 du programme du Festival Off et réservez d’urgence une place au Chapeau rouge ! Il s’agit de l’un des meilleurs spectacles de cette édition 2025 du festival d’Avignon !

Dans sa préface au Portrait de Dorian Gray, une préface qui est en fait un manifeste esthétique, Oscar Wilde écrit : « Du point de vue de l’émotion, c’est le métier de comédien qui est typique ». L’émotion est palpable à 100%, à l’état chimiquement pur, dans cette version d’Orphelins. Léo le dit à plusieurs reprises : c’est tendu… J’ajouterai c’est intense. Le jeu de ce trio de comédiens est d’une rare excellence. Ils donnent tout, se donnent tout entiers, avec une passion et une fougue qui constitue « une expérience immersive » pour le spectateur. A ce talent qui saute aux yeux et au cœur s’ajoute une mise en scène parfaite de la part d’Olivier Sanquer. Son minimalisme sert et met en valeur le jeu des comédiens. Il est nécessaire. Aucun décor inutile ne vient détourner notre attention du drame psychologique qui doit occuper tout entier la scène. La petite taille de la salle du théâtre du Chapeau rouge est aussi un atout qui renforce la puissance du jeu des comédiens : il n’en est que plus concentré, plus intense, plus fort. Nous sommes immergés dans un huis clos dans lequel la tension se fait de plus en plus palpable au fur et à mesure que la vérité de Léo se dévoile, palier par palier… D’un tee-shirt maculé de sang à la vérité de ce que Léo a vécu avant d’entrer dans l’appartement de sa sœur. La description du spectacle telle qu’on peut la lire dans le programme du Off est bien fidèle à la réalité (pas de pub mensongère ici pour attirer le festivalier !) : Orphelins constitue bien un inoubliable « plongeon dans un univers explosif » qui nous tient « en haleine du début à la fin. Irrésistible. Irrespirable ». Sortir d’Orphelins, c’est se prendre une claque inoubliable, c’est expérimenter dans son être tout entier ce que signifie la puissance du théâtre, c’est une expérience semblable à celle que j’ai pu faire un jour en sortant d’un concert du groupe de death Metal Morbid Angel au Rockstore de Montpellier : Ouah, que c’est puissant ! Dennis Kelly atteint parfaitement son but de théâtre in yer face grâce au collectif Nacéo qui se présente lui-même de la manière suivante :

Le Collectif s’attache à présenter des textes puissants, épiques, rares. Rares car peu joués, souvent oubliés, négligés. Nacéo : une compagnie ovni fédérant des comédiens dissidents laissés en marge du système actuel. Nacéo : une compagnie anti perfectionniste, allant à l’essentiel – l’émotion brute, la réalité nue du sublime à l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au centre de la scène.

Que j’aime ce théâtre puissant, charnel, humain, ce théâtre de l’incarnation aux antipodes du théâtre conceptuel, intellectuel, qui semble être conçu dans le seul but d’ennuyer au maximum les spectateurs et qui, bien souvent, ne parle qu’à ceux qui en sont les auteurs… ! Au snobisme de ce théâtre conceptuel qui se veut d’avant-garde, je préfère avec Olivier Sanquer expérimenter l’essentiel, l’émotion brute, la réalité nue du sublime à l’abjection, remettant le jeu et l’histoire au centre de la scène. Dans le théâtre tel que Nacéo le conçoit le spectateur est tout sauf passif. Nous ne pouvons qu’être impliqués, entraînés, concernés par ce qui se passe sur la scène.

 

Il m’est impossible d’évoquer ici toute la richesse du texte de Dennis Kelly.

Je retiendrai seulement trois fils rouges. Le premier est celui de l’influence : être orphelins (Léo et sa sœur Hélène), avoir un ami qui nous entraîne sur des chemins infréquentables… Influence de notre passé familial, de nos fréquentations. Bref dans quelle mesure Léo est-il conditionné ? Se pose alors la question éthique : toutes ces influences laissent-elles à Léo la liberté de choisir entre deux chemins ? Un second fil pourrait être celui de l’évolution psychologique de Daniel qui est entraîné dans une descente aux enfers avec Léo. Enfin un dernier fil rouge est bien celui de la famille, thème de prédilection pour Dennis Kelly (cf. Girls and Boys) … pas anodin dans une pièce intitulée Orphelins. Il y a le couple (Daniel et Hélène) et les deux orphelins (Hélène et Léo). Kelly questionne fortement la valeur positive attribuée à la famille lorsque cette dernière se transforme en une forteresse d’égoïsme, une frontière infranchissable entre les nôtres qu’il s’agit de protéger à tout prix et ceux du dehors, les autres. La famille peut être inclusive comme exclusive. Et le drame d’Orphelins ne peut atteindre son paroxysme d’horreur et d’inhumanité que dans la mesure où la relation possessive frère-sœur, peut-être même ambigüe, efface le visage de l’autre, de l’étranger. Terrible description d’une solidarité familiale dans le mal qui entrainera Daniel lui-même… pourtant pétri de valeurs humanistes. Le duo Daniel – Léo incarne aussi une fracture sociale évidente entre deux classes de personnes qui ne peuvent plus se comprendre : ceux qui se sentent exclus, déclassés, et qui enragent, et les « bobos » aux idées généreuses…

S’ajoute à ces trois fils rouges une puissante méditation sur la vie et la mort, sur la violence. Hélène attend un enfant, avec Daniel elle a déjà donné le jour à un petit Noé. La trajectoire du désir de l’enfant s’inverse entre le début et la fin, entre Daniel et Hélène… au fur et à mesure que Daniel influencé par Hélène prend un chemin de mort, un chemin qui tue l’humanité en lui et le rend par conséquent incapable de devenir père à nouveau. Cela me fait penser à la parole de Dieu au chapitre 30 du Deutéronome :

Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur… Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance.

Le texte de Dennis Kelly est un texte fort qui nous parle d’un monde blessé et profondément fracturé. Olivier Sanquer ainsi que les trois comédiens (Stan Gal, Laure Extramiana et Antoine Dubois) se sont mis avec talent et passion au service de ce texte, et l’ont sublimé avec une puissance que l’on n’est pas prêt d’oublier. Ils méritent notre gratitude et nos encouragements pour leur magnifique travail qui mériterait d’être filmé. Cela me fait penser à un passage de l’homélie du pape François lors du Jubilé des artistes et du monde de la culture :

Quelqu’un pourrait dire : “À quoi sert l’art dans un monde blessé ? N’y a-t-il pas des choses plus urgentes, plus concrètes, plus nécessaires ?”. L’art n’est pas un luxe, mais une nécessité de l’esprit. Il n’est pas une fuite, mais une responsabilité, un appel à l’action, un avertissement, un cri. Éduquer à la beauté, c’est éduquer à l’espérance. Et l’espérance ne se sépare jamais du drame de l’existence : elle traverse la lutte quotidienne, les difficultés de la vie, les défis de notre temps.

Et s’adressant directement aux artistes :

Ne cessez jamais de chercher, d’interroger, de risquer. Parce que le vrai art n’est jamais confortable, il offre la paix de l’inquiétude.

Avec Orphelins à la sauce Nacéo le pape est exaucé : nous sommes bien dans la paix de l’inquiétude.

 

 

 

 


MEHDI DJAADI, "Couleur frambroise"

 


MEHDI DJAADI « Couleur framboise »

Une infinie tendresse au sein de l’épreuve

Festival off d’Avignon – 2025

La Scala Provence / 19h30

Mise en scène : Thibaut Evrard

Ki m’aime me suive

Après le succès de son premier spectacle « Coming out » dans lequel Mehdi Djaadi raconte entre autres choses sa conversion au christianisme, il aborde dans ce second spectacle (un seul en scène) un autre tabou, celui de l’infertilité masculine ou pour le dire simplement celui de l’incapacité de procréer avec sa femme. « Couleur framboise » ne raconte pas seulement avec délicatesse et humour le chemin de croix de Mehdi et de sa femme en désir d’enfant… et l’épreuve que cela constitue pour le couple et surtout pour Mehdi lui-même. A travers cette épreuve Mehdi effectue une auto-analyse de ses sentiments les plus profonds, de sa conscience humaine dans ses tiraillements… En lui cohabitent en effet le musulman qu’il était de par ses origines familiales et son éducation, le chrétien qu’il désire être et l’athée qu’il est parfois. L’épreuve de l’infertilité questionne sa foi religieuse en profondeur et lui fait faire avec sa femme une marche-pèlerinage vers Assise dont il nous partage certains moments savoureux avec humour. « Couleur frambroise » interroge toujours avec délicatesse le rapport de notre société française à l’enfant, rapport paradoxal marqué en même temps par des couples qui refusent d’avoir des enfants, ceux qui choisissent l’avortement et ceux qui font appel aux procréations médicalement assistées pour avoir à tout prix un enfant, sans oublier la possibilité de l’adoption. Mehdi nous livre un bouleversant témoignage de foi dans lequel le don de la vie n’est pas séparable du Dieu créateur, source et origine de toute vie, ce Dieu contre lequel, tel Job, il n’hésite pas à se mettre en colère. On ne peut pas sortir de ce spectacle sans être touché au cœur par une certaine grâce. On pressent que Mehdi est habité par plus grand que lui et son témoignage de foi est d’une authenticité qui ne laissera personne indifférent. Il fait partie de ces êtres de lumière qui ne nous parlent pas de Dieu, mais « vivent Dieu » pour reprendre la belle expression de Maurice Zundel. Encore plus que le message d’espérance et de foi qui est transmis, c’est la belle personne de Mehdi qui nous touche et nous émeut. Et l’on est spontanément dans la gratitude pour tant de délicatesse, de tendresse et de bonté. Mehdi a la grâce de communiquer ce qu’il est et ce qui l’habite tout en nous faisant rire. Rien dans son seul en scène n’est vulgaire, et c’est un rire toujours spirituel qui est suscité en nous même lorsqu’il nous parle des séances de spermogramme…