vendredi 21 juillet 2023

HEUREUX LES ORPHELINS de Sébastien Bizeau / Théâtre de l'Oriflamme à 16h



 

J’ai ma conscience, j’ai Oreste, j’ai la justice, j’ai tout (Electre)

Puisque tu es si à l’aise avec les mots mais si peu avec la vérité (Electre à Oreste)

Electre, fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, sœur d'Iphigénie et d'Oreste, est l'une de grandes figures féminines de la mythologie grecque aux côtés d'Hélène et d'Antigone. C'est à partir de l'adaptation du mythe grec réalisée par Jean Giraudoux en 1937 que Sébastien Bizeau, auteur et metteur en scène, nous offre sa version contemporaine de la figure d'Electre. Giraudoux avait fait une œuvre originale en transformant le désir de vengeance en quête de la vérité.

Création : Théâtre de l’Atelier (Paris) – 5 février, 16 mars et 11 avril 2022

Cette pièce vue dans le cadre du festival off d’Avignon au théâtre de l’Oriflamme est l’un de mes coups de cœur de cette édition 2023. Le texte à l’actualité percutante a une portée philosophique profonde quant à la valeur et à la puissance du langage humain. Il est magistralement interprété par les cinq comédiens.

Voici tout d’abord le synopsis de cette création issue du dossier de presse :

Le mythe d’Electre et Oreste aujourd’hui : une histoire de vengeance où les mots sont les armes Ce soir, Electre retrouve son frère Oreste, mais l’ombre de leur mère plongée dans le coma plane sur leurs retrouvailles. Cette nuit, un éclair va percer à travers les songes d’Electre, apportant une lumière nouvelle sur la disparition de leur père. Il n’atteindra pas Oreste, veillant pour écrire les éléments de langage attendus par son ministre pour défendre les pesticides. Demain, la voix d’Electre devra convaincre Oreste d’agir, et se frayer un chemin parmi les paroles vides de sens et les propos insaisissables auxquels elle se heurtera. Ce sera alors le moment de faire éclater la vérité, en opposant les mots qui révèlent au silence qui tue.

Trois des cinq acteurs qui tissent le drame de cette pièce antique, en habits contemporains et dans des situations qui nous interpellent, jouent plusieurs rôles, d’où la nécessité de donner dans un premier temps la distribution de ces rôles :

Jean-Baptiste GERMAIN : Rôles d'Egisthe, le ministre, le médecin, le prêtre et le livreur

Paul MARTIN : Rôles de Pylade, le serveur, le psy, le notaire et le second de cuisine

Cindy SPATH : Rôles de Clytemnestre, la secrétaire et l'employée du funérarium

Electre est interprétée par Maou Tulissi tandis que son frère Oreste est interprété par Matthieu le Goaster.

Le cœur thématique de cette adaptation d’Electre est la vérité, donc le langage qui peut être mis au service de cette même vérité ou au contraire au service du mensonge qui se démultiplie tel un cancer sous les figures de la propagande politique, du langage médical rempli d’euphémismes, du verbiage du psy, de la casuistique du notaire, de la langue de bois ecclésiastique, des discours préfabriqués des services des pompes funèbres ou encore de la communication d’entreprise. Dans le dossier de presse deux citations sont mises en exergue pour souligner cette importance essentielle de l’utilisation que nous, les humains, nous pouvons faire du langage qui devient ainsi une véritable arme :

Ce qui n'est pas nommé n'existe pas.

Mal nommer les choses revient à ajouter au malheur du monde (Albert Camus).

Ce n’est évidemment pas par hasard que Pylade, l’ami d’Oreste dans la mythologie, le collaborateur du conseiller du ministre dans la pièce, tente de remettre la vérité (donc l’honnêteté et le respect de la parole donnée) au centre de la vie politique en voulant offrir au ministre un texte de George Orwell (Politique et langue anglaise)… Mais les ministres lisent-ils autre chose que des notes gouvernementales ou des éléments de langage fournis par leurs conseillers ? La figure du ministre est à ce titre une caricature malheureusement hyper réaliste qui nous plonge immédiatement dans la misère de la politique contemporaine. Au nom du principe de réalité[1] surtout ne rien faire, surtout ne rien changer même quand on l’a promis lors d’une campagne électorale[2], même lorsque l’on connaît l’urgence de ce changement (dans la pièce il s’agit de l’exemple des pesticides). Comment ne pas penser ici à la promesse de campagne d’Emmanuel Macron concernant l’interdiction du glyphosate ? Et reniée ensuite dans les faits… Les échanges entre le ministre et son conseiller ne nous rappellent que trop ce que nous entendons à longueur de journée jusqu’à en avoir la nausée[3] à la radio et à la télévision de la part de nos dirigeants politiques : des éléments de langage[4], donc un langage creux, automatique, répétitif, prévisible, impersonnel et vidé de toute substance et de toute conviction[5], visant à justifier l’injustifiable et une novlangue mise au service du mensonge érigé en moyen habituel de communication gouvernementale[6]. Tout cela nous parle car nous en souffrons tous à l’exemple de Pylade qui croit encore pouvoir rectifier cet anéantissement du langage humain comme porteur de sens, de vérité et d’espérance. Surtout comme l’héroïne de la pièce Electre qui refuse avec toute la force de sa conscience[7] les mensonges et les compromissions de sa mère et de son amant Egisthe. Toute la pièce constitue en fait un hymne à la résistance des courageux dont Electre est l’incarnation lumineuse pour sauver le langage, la parole, les mots de la prise en otage et de l’asservissement dont ils font l’objet quotidiennement de la part des puissants, de la part de ceux qui ont droit à la parole et monopolisent l’espace public avec leurs éléments de langage mortifères. Mortifères en effet pour la vie démocratique d’un peuple… comment ne pas faire le lien avec l’abstention toujours plus grande, la grève des urnes ? Face au courage d’Electre, la lâcheté de son frère Oreste. Electre est dans cette pièce l’héroïne de la vérité et de la justice[8]. Et ce n’est pas par hasard que l’aumônier de l’hôpital lui adresse ces paroles prophétiques tirées des Béatitudes : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.

Comme l’affirme Sébastien Bizeau dans sa note d’intention :

On le constate au quotidien avec les éléments de langage en politique ou la novlangue managériale : le langage est devenu technique et son usage tactique. Or, comment dénoncer des faits sans que des mots ne les expriment ? Ce qui n'est pas nommé n'existe pas, et bien des combats sont ainsi anesthésiés. Et pour donner à voir la suprématie que confère aujourd’hui la maîtrise du langage, j’ai souhaité rejouer un mythe ancestral en substituant cette violence symbolique aux coups d’épée antiques. C’est ainsi que la pièce Heureux les orphelins vient placer cette réflexion dans l’arène d’un royaume d’Argos transposé à notre époque.

Quelques citations du texte donnant un aperçu de ce que sont les éléments de langage :

Pylade : Ce n’est pas tout à fait comme ça que ça s’est passé.

Oreste : Peut-être, mais c’est tout à fait comme ça qu’on va le raconter.

 

Pylade : Ton discours est complètement standardisé ! On pourrait l’appliquer à n’importe quelle situation.

Oreste : C’est le registre de la pédagogie.

Pylade : De la démagogie, plutôt. Qui ne cache pas le vide idéologique total dans lequel vous vous vautrez.

 

Clytemnestre : Nous travaillons à mutualiser certaines ressources, pour que des synergies se dégagent. Et peut-être que nous libérerons certains collaborateurs.

 

Ministre : Je ne dirais pas que c’est un échec. Je dirais que ça n’a pas marché. (Citation d’Emmanuel Macron, formule reprise par son ministre Olivier Dussopt).

Calmez-vous madame, ça va bien se passer. (Citation de Gérald Darmanin).

Il faut arrêter avec les discours populistes. (Citation de Gérald Darmanin).

J’ai beaucoup apprécié une technique de la mise en scène permettant la transition entre les différentes situations dans lesquelles certains personnages se transforment en d’autres, technique consistant à reprendre le mot de la dernière réplique au commencement d’une situation nouvelle. Comme l’écrit le metteur en scène :

Les transitions cut voient les derniers mots d'une séquence devenir les premiers de la scène suivante.

Le personnage du prêtre, aumônier d’hôpital, bien qu’ayant un rôle mineur, mérite que l’on s’y arrête un instant. La mère d’Electre, jamais nommée par son nom dans la pièce, est gravement malade et promise à une mort certaine. Sa fille pose donc à l’aumônier l’éternelle question du mal et de la souffrance, la question de la théodicée telle que Leibniz l’a exprimée de manière parfaitement limpide en latin : Si Deus est, unde malum ? Si Dieu est, d’où vient le mal ? Dans sa réponse le prêtre récite, lui aussi, des éléments de langage appris au séminaire mais qui ne convainquent finalement personne et certainement pas lui-même. Sur ce point le ministre du culte ressemble bien au ministre du président. Sa réponse n’en est pas vraiment une. Malgré cela il adresse à Electre la parole prophétique des Béatitudes mentionnée plus haut. Et surtout dans un second temps il nous présente Dieu comme celui qui parle par et dans le silence[9]. Il fait enfin de la théologie authentique. Et la pièce peut éventuellement nous mener vers la réflexion suivante : d’un côté nous avons le flot inconsistant des éléments de langage des politiciens, une abondance de mots vides qui irrite et sature l’esprit[10], de l’autre nous avons Dieu qui parle dans le silence, et son silence vaut infiniment plus que tous les discours préfabriqués des puissants, son silence apaise nos esprits et leur donne un espace de liberté. Cela rejoint la doctrine spirituelle du moine bénédiction John Main qui a mis au point une méthode de médiation chrétienne ayant pour but de faire advenir le silence intérieur chez celui qui médite pour que Dieu le remplisse de sa présence. La scène 12 dans laquelle le prêtre décrit la tragédie et implore le silence de Dieu s’inspire du Lamento du jardinier chez Giraudoux.

 

 



[1] Oreste : Je te présente le collègue avec qui je compose tous les jours : le principe de réalité. Pylade : Autrement dit : le renoncement. Oreste : Non, le pragmatisme.

Oreste : Tu as perdu le sens des réalités ! Pylade : C’est vous qui l’avez perdu en réduisant tout à des exercices de communication.

[2] Ministre : Les discours donnent une vision. Là, on est dans l’action. C’est fini, le temps des rêves… Une promesse non tenue n’est pas un mensonge.

[3] Pylade exprime bien ce sentiment de nausée face aux discours du ministre et d’Oreste : Rien n’les arrête quand ils commencent, s’ils savaient comme j’ai envie d’un peu de silence.

[4] Oreste : Je ne fais que des éléments de langage. Il n’y a pas mort d’homme.

[5] Pylade à Oreste : Le vide idéologique total dans lequel vous vous vautrez…                                                                 

[6] Pylade : En somme, le principal ennemi du langage clair, c’est l’hypocrisie. Le langage politique a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance.

[7] J’ai ma conscience, j’ai Oreste, j’ai la justice, j’ai tout (Electre).

[8] Electre : Il n’y a qu’une chose qui m’anime, Egisthe, c’est la justice… J’ai déjà trop vu de vérités se flétrir parce qu’elles ont tardé une seconde. C’est là ce qui est si beau et si dur dans la vérité. Elle est éternelle, mais ce n’est qu’un éclair.

[9] Je vous conjure, Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un silence, une seconde de votre silence… C’est tellement plus probant. Ecoutez… Merci.

[10] Cf. Pylade : Rien n’les arrête quand ils commencent / S’ils savaient comme j’ai envie d’un peu de silence.


 

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