OVNI
La
puissance bouleversante de la conscience d’être au monde
Festival
off d’Avignon – 2023
11.
Avignon / 19h45
Texte :
Ivan Viripaev[1]
Mise en
scène : Eléonore Joncquez
Compagnie :
Théâtre du Fracas & Compagnir Pollock Nageoire
En
étudiant le programme du festival off de cette année 2023, je tombe sur la
pièce OVNI. Un titre qui m’invite spontanément à l’ignorer vu mon manque
d’intérêt absolu pour le monde des extra-terrestres… mais en lisant le
descriptif j’accroche immédiatement : Neuf
personnes témoignent de leur contact avec une force transcendante dont la rencontre
a d’un coup modifié absolument et irrévocablement leur rapport au monde et à
eux-mêmes. Le mot OVNI a été choisi en tant qu’acronyme pour dire le mystère. Quant au visuel choisi pour illustrer
OVNI c’est une adaptation de la fameuse création de l’homme par Dieu sur la
voute de la chapelle Sixtine, le doigt de Dieu tendu vers la main d’Adam.
Vision géniale de Michel-Ange pour exprimer le
sentiment de connexion avec une force transcendante dont parle le dossier
de presse d’OVNI. Le choix de ce détail d’une scène de la création, référence
au texte qui inaugure la Bible avec le premier chapitre de la Genèse, est une excellente
introduction à la confession intime des 9 personnes qui vont nous livrer leur
expérience d’une relation nouvelle et imprévue avec une réalité surnaturelle,
relation qui les conduit au sentiment d’être des créatures recevant leur
existence d’une altérité, expérience débouchant sur la gratitude et sur une
conscience très stoïcienne de faire partie d’une harmonie totale, le cosmos.
OVNI est
clairement l’un de mes coups de cœur de ce festival 2023. Je partage sans
réserve ce qu’en dit L’Humanité, on
ressort en effet de cette succession de confessions-témoignages en ayant un
fort sentiment d’avoir vécu avec les acteurs (et les personnages qu’ils
incarnent) une expérience d’ordre
mystique, bref un moment de grâce par la magie du théâtre capable de
toucher les cœurs.
Les 9
témoignages sont interprétés par 5 comédiens, ce qui implique bien sûr que
certains comédiens jouent deux personnages tout au long du déroulé d’OVNI. Les
9 personnes sont très différentes les unes des autres de par leur âge, leur
profession, leur statut social, leur nationalité ou encore leur lieu de
résidence. OVNI se présente donc d’emblée comme un spectacle à portée
universelle même si son essence repose sur des témoignages par définition
uniques et personnels. Comme l’affirme Eléonore Joncquez dans sa note
d’intention on y perçoit cette densité,
ce kaléidoscope incroyable de l’humanité. Ce spectacle nous plonge de plus
en plus, de son commencement à son dénouement, dans le grand questionnement
philosophique du rapport entre le particulier et l’universel, car ces personnes
très différentes les unes des autres sont reliées profondément les unes aux
autres par une expérience bouleversante qui, en les transformant et en faisant
irruption dans leur vie, les unit. La mise en scène est assez géniale. Chaque
personne est située dans son cadre de vie intime et caractéristique (un petit
décor mobile le synthétisant) et, à la fin de la représentation, tous ces
mini-décors restés sur scène sont comme les différentes parties d’une unique
maison. Les transitions d’une confession à l’autre sont fort bien réalisées par
de la musique, de la vidéo et de la danse. Chaque fois l’altérité, le transcendant
ou le surnaturel font irruption comme un cadeau, une grâce dans la vie de ces
personnes ordinaires. Et c’est bien cette grâce qui leur permet de retrouver
leur juste place dans la vie et dans l’univers. On ne peut être que frappé par
l’inspiration stoïcienne, voire spinoziste, de beaucoup de ces confessions où
finalement ces hommes et ces femmes, décentrés de leur égo par l’altérité,
découvrent le sentiment d’être des créatures, des parties d’un grand tout nommé
par les stoïciens Cosmos, c’est-à-dire univers ordonné par la raison où chaque
être est à sa place en communion avec les autres. On croirait entendre Sénèque
ou Marc-Aurèle… Par exemple ces quelques Pensées pour moi-même de Marc Aurèle :
Représente-toi sans cesse le monde comme un
être unique, ayant une substance unique et une âme unique (IV.XL). Il n’y a qu’une
unique harmonie ; et, de même que le monde, ce si grand corps, se parfait
de tous les corps, de même la Destinée, cette si grande cause, se parfait de
toutes les causes (V.VIII). Il faut donc aimer pour deux raisons ce qui t’arrive.
L’une parce que cela était fait pour toi, te correspondait, et survenait en
quelque sorte à toi, d’en haut, de la chaîne des plus antiques causes. L’autre,
parce que ce qui arrive à chaque être en particulier contribue à la bonne
marche, à la perfection et à la persistance même de Celui qui gouverne la
nature universelle (V.VIII). Le respect et l’estime de ta propre pensée feront
de toi un homme qui se plaît à lui-même, en harmonie avec les membres de la
communauté, et en accord avec les Dieux, c’est-à-dire un homme qui approuve
avec acquiescement les lots et les rangs qu’ils ont attribué (VI.XVI). Si les
Dieux ont délibéré sur moi et sur ce qui devait m’arriver, ils ont sagement
délibéré… je dois donc aimablement accueillir les choses qui m’arrivent et m’en
montrer content (VI.XLIV). Toutes les choses sont entrelacées les unes avec les
autres ; leur enchaînement est saint, et presque aucune n’est étrangère à
l’autre (VII.IX).
Pour
citer à nouveau Eléonore Joncquez ce magnifique spectacle initiatique nous fait
vivre d’une manière à la fois simple et intense la poésie de ces moments de suspens, entre ciel et terre, sans
oublier les innombrables touches d’humour qui permettent le rire sans jamais
entraver la réflexion existentielle.
Deux
témoignages m’ont particulièrement touché, interprétés par le même comédien, Vincent
Joncquez. Tout d’abord celui du jeune geek expatrié habitant Hong-Kong et qui
constitue une ode au silence. Ce qu’il dit suite à la rencontre qui est la
sienne ressemble beaucoup aux enseignements d’un moine bénédictin anglais, John
Main, qui, suite à un voyage et un séjour en Asie, a remis à l’honneur dans
l’Eglise catholique une méthode de méditation particulière visant précisément à
se laisser habiter par le silence en répétant lentement un unique mantra Maranatha… Le bruit n’étant pas
seulement extérieur mais aussi intérieur, le bruit permanent de nos pensées, de
nos désirs, de nos jugements. Dans cette tradition spirituelle à la fois
chrétienne et asiatique la rencontre avec l’altérité correspond à la découverte
du silence qui apaise et guérit l’âme et permet la rencontre avec Dieu. Le
second témoignage qui m’a marqué est celui du cadre d’entreprise allemand
habitant Cologne et qui comprend suite à sa révélation que ce que nous nommons
Dieu est essentiellement de l’ordre de la relation. Dans son témoignage c’est
la mystique qui prime sur la morale. Cette partie du spectacle est une perle de
réflexion théologique sur les notions de Dieu, de religion etc. On y entend que
le but du christianisme n’est pas d’abord de nous rendre meilleurs mais de
permettre une spiritualité de la relation, le Dieu chrétien étant lui-même
relation. Cela n’est pas dit explicitement dans le texte de Viripaev mais
quiconque a entendu parler de la Sainte Trinité ne peut qu’établir ce rapport.
Je
conclus cette critique par les mots du programme du off nous présentant OVNI :
chacun avec ses mots raconte son « avant »
et son « après », cette faille émotionnelle dans le quotidien, cette
lumineuse déflagration, cette expérience d’une communion totale. Le texte
de Viripaev magistralement interprété par la troupe du Théâtre du fracas et
merveilleusement mis en scène par Eléonore Joncquez nous démontre une fois de
plus la puissance de cet art vivant qu’est le théâtre. Il y a pour tout
spectateur qui franchit la porte du 11 et s’immerge dans OVNI un « avant »
et un « après ». On ne ressort pas indemne de cette magnifique ode à
la vie et à l’humanité, et c’est tant mieux pour nous.
[1]
Ivan Alexandrovitch Vyrypaïev
(en russe : Иван Александрович Вырыпаев) est un acteur, dramaturge,
réalisateur, scénariste et metteur en scène russe né le 3 août 1974 à Irkoutsk
(URSS).
http://theatre-russe.info/pages/whoswho/viripaev01.htm
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