YVONNE
La
dynamite du mutisme
Festival
off d’Avignon – 2023
La Factory
– Salle Tomasi / 20h50
Texte :
d’après Witold Gombrowicz
Mise en
scène : Chloé BOURHIS & Clément LE ROUX
Compagnie :
Brûler Détruire
Yvonne est laide, empotée, timide, peureuse
et ennuyeuse. Et c’est par rébellion contre les lois de la nature qui
recommandent aux jeunes gens de n’aimer que les filles séduisantes que le fils
du Roi la prend pour fiancée. Par crainte du scandale, la famille accepte les
fiançailles. Mais la venue d’Yvonne à la cour devient rapidement encombrante.
Sa seule présence suffit à faire tomber les masques et révèle peu à peu les
monstres endormis en chacun. (Dossier de presse)
Yvonne, est une comédie tragique en quatre
actes, écrite par Witold Gombrowicz en 1938 et créée en 1957 à Varsovie.
Nous
avons tous fait l’expérience suivante dans notre vie au moins une fois :
au cours d’un repas, d’une rencontre en famille, avec des amis, un silence
survient et les voix des conversations et des échanges se taisent tout à coup.
La gêne s’installe, et ce silence, si court fut-il, se transforme en un
supplice insupportable… Un ange passe…
Yvonne,
qui donne son nom à la pièce du polonais Gombrowicz, est une jeune fille dont
nous ne savons rien et qui surgit de nulle part au milieu d’une cour royale,
parce que le prince, par provocation et désir d’affirmation, en tombe amoureux
et la choisit pour épouse, imposant au roi et à la reine cet OVNI et
l’introduisant ainsi au cœur de la cour comme un caillou dans une chaussure.
Yvonne n’a rien pour plaire : elle est laide et surtout elle est obstinément
muette du début à la fin. On ne sait si c’est par handicap ou par choix
délibéré. De cette cour royale nous ne savons rien non plus. C’est une cour
générique non située dans le temps et dans l’espace. Le décor hyper minimaliste
n’évoque en rien les fastes d’un palais. Seul le chambellan rappelle à sa
manière que nous nous trouvons dans la haute société. La couronne qui passe de
tête en tête est dérisoire, ce n’est qu’un saladier en argent. A cette couronne
dérisoire répond un autre élément essentiel de la scénographie : une bâche
blanche qui passera d’un corps à l’autre jusqu’à évoquer, elle aussi de manière
dérisoire, la robe de mariée d’Yvonne, scandaleusement choisie par le prince
pour épouse. Un pianiste accompagne de sa musique classique certains moments de
cette comédie tragique écrite et mise en scène pour impliquer le public, et il
l’est à un moment précis de manière tout à fait concrète. Comme si les
spectateurs constituaient la cour de ce royaume. La trajectoire du spectacle
nous conduit de la noblesse de sentiments affichée par le couple royal à la
bassesse des pulsions et des instincts. Yvonne, icone d’une martyre, agit comme
un révélateur puissant de ce qui est caché et refoulé dans les entrailles de la
noblesse qui tour à tour s’efforce d’être humaine tout en se révélant
cruellement violente et bourreau de cette mystérieuse inconnue. L’insupportable
silence d’Yvonne révèle en effet des sentiments inavoués et fait éclater les
tabous dans les relations amoureuses et sexuelles qui se dévoilent peu à peu
entre le roi, la reine, le prince et le majordome dans un excès de chaos. Le
silence d’Yvonne transforme en effet les apparences policées de la cour et son
étiquette en un chaos d’animalité, de bestialité. Le silence d’Yvonne fait
remonter à la surface de la mémoire les souvenirs refoulés, les crimes d’antan.
Le silence d’Yvonne fait monter la tension jusqu’au dénouement final… Ce
spectacle ne peut que nous faire penser aux théories de l’avignonnais René
Girard sur la violence.
La mise
en scène et surtout le jeu très physique des acteurs sert d’une manière
redoutable la pièce de Gombrowicz. Il me paraît important dans le contexte de
cette remarque de citer in extenso ce
qui est dit dans le dossier de presse de cette compagnie au drôle de nom, Brûler Détruire :
« Brûler Détruire », ce n’est pas une
injonction à la violence, c’est un mantra, cela veut dire « lâcher-prise ».
Deux mots que répétait notre professeur Jerzy Klesyk avant de monter sur scène.
Ils nous rappellent que le théâtre est avant tout une histoire d’engagement, de
corps et de groupe. Un lieu où nous pouvons être libres. À travers ce nom, nous
exprimons notre engagement vers un théâtre visuel puissant dans une démarche
esthétique pop et ambitieuse, à la recherche de l’insolite, de l’émerveillement
et du chaos. Vers un théâtre physique, brûlant, incandescent, porté par le
dévouement des acteurs, comme une danse passionnelle à l’humour grinçant entre
tragédie et burlesque, cruauté et tendresse. Vers un théâtre investi, comme une
fouille, une plongée en nous-mêmes en tant que communauté, en tant qu’individu.
Enfin et surtout, vers un théâtre de troupe, porté par un groupe, par le
plaisir et la douleur de jouer et de vivre ensemble. Au-delà
de l’histoire contée, du divertissement, de l’émerveillement, au-delà des
prouesses techniques et artistiques, au-delà du questionnement qu’il suscite,
des secousses qu’il provoque, le Théâtre Brûler Détruire cherche à inventer de
nouvelles manières de penser le collectif, l’humain et la création. « Se battre
contre soi-même et non pas contre les autres », cela semble à contrecourant du
monde, mais pourtant bien inscrit sur le fronton imaginaire de notre Théâtre
invisible. Chaque atelier, chaque représentation du Théâtre Brûler Détruire
sont une fenêtre ouverte sur cette recherche.
L’objectif
stylistique de la compagnie, sa marque de fabrique, sont parfaitement palpables
à la vision d’Yvonne. Oui, les comédiens incarnent à merveille un théâtre physique, brûlant, incandescent. Le
qualificatif qui me vient à l’esprit serait puissant.
Puissance de la mise en scène,
puissance du jeu de chacun des comédiens,
puissance de leur synergie, puissance
à la fois physique et émotionnelle, puissance
des corps, de la parole et du silence.
On sort de ce spectacle comme un sort d’un concert de death Metal en
s’exclamant : C’est puissant ! J’ai pris une claque ! Malgré la
violence, ou peut-être en raison même du miroir de la tragédie, on prend plaisir
à se prendre cette claque monumentale.
Je
terminerai cette critique par une évocation de la figure de Jésus qui me vient
à l’esprit en contemplant le personnage d’Yvonne, bouc-émissaire ou martyre
selon le point de vue que l’on adopte. Yvonne me fait penser en effet à une
prophétie d’Isaïe au chapitre 53 qui fut comprise par les premiers chrétiens
comme une annonce du Christ souffrant de la Passion :
Devant lui, le serviteur a poussé comme une
plante chétive, une racine dans une terre aride ; il était sans apparence ni
beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire.
Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il
était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé,
compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos
douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé,
meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été
transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous
donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris…
Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau
conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il
n’ouvre pas la bouche.
Jean,
dans le magnifique récit qu’il fait de la Passion du Christ, souligne le
silence de Jésus face aux autorités, un silence qui le conduit vers sa propre
mort :
Pilate rentra dans le Prétoire, et dit à
Jésus : « D’où es-tu ? » Jésus ne lui fit aucune réponse. Pilate lui dit
alors : « Tu refuses de me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de
te relâcher, et pouvoir de te crucifier ? » (Jean 19)
En
Matthieu 26 nous retrouvons ce silence du Christ :
Alors
le grand prêtre se leva et lui dit : « Tu ne réponds rien ? Que
dis-tu des témoignages qu’ils portent contre toi ? » Mais Jésus
gardait le silence. Le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure, par
le Dieu vivant, de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de
Dieu. »
Yvonne, figure christique ? Son surgissement
de nulle part, son silence, ses souffrances comme la fin du spectacle peuvent
en effet le suggérer…
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