mardi 25 juillet 2023

YVONNE d'après Witold Gombrowicz / Compagnie Brûler Détruire

 


YVONNE

La dynamite du mutisme

Festival off d’Avignon – 2023

La Factory – Salle Tomasi / 20h50

Texte : d’après Witold Gombrowicz

Mise en scène : Chloé BOURHIS & Clément LE ROUX

Compagnie : Brûler Détruire

Yvonne est laide, empotée, timide, peureuse et ennuyeuse. Et c’est par rébellion contre les lois de la nature qui recommandent aux jeunes gens de n’aimer que les filles séduisantes que le fils du Roi la prend pour fiancée. Par crainte du scandale, la famille accepte les fiançailles. Mais la venue d’Yvonne à la cour devient rapidement encombrante. Sa seule présence suffit à faire tomber les masques et révèle peu à peu les monstres endormis en chacun. (Dossier de presse)

Yvonne, est une comédie tragique en quatre actes, écrite par Witold Gombrowicz en 1938 et créée en 1957 à Varsovie.

Nous avons tous fait l’expérience suivante dans notre vie au moins une fois : au cours d’un repas, d’une rencontre en famille, avec des amis, un silence survient et les voix des conversations et des échanges se taisent tout à coup. La gêne s’installe, et ce silence, si court fut-il, se transforme en un supplice insupportable… Un ange passe

Yvonne, qui donne son nom à la pièce du polonais Gombrowicz, est une jeune fille dont nous ne savons rien et qui surgit de nulle part au milieu d’une cour royale, parce que le prince, par provocation et désir d’affirmation, en tombe amoureux et la choisit pour épouse, imposant au roi et à la reine cet OVNI et l’introduisant ainsi au cœur de la cour comme un caillou dans une chaussure. Yvonne n’a rien pour plaire : elle est laide et surtout elle est obstinément muette du début à la fin. On ne sait si c’est par handicap ou par choix délibéré. De cette cour royale nous ne savons rien non plus. C’est une cour générique non située dans le temps et dans l’espace. Le décor hyper minimaliste n’évoque en rien les fastes d’un palais. Seul le chambellan rappelle à sa manière que nous nous trouvons dans la haute société. La couronne qui passe de tête en tête est dérisoire, ce n’est qu’un saladier en argent. A cette couronne dérisoire répond un autre élément essentiel de la scénographie : une bâche blanche qui passera d’un corps à l’autre jusqu’à évoquer, elle aussi de manière dérisoire, la robe de mariée d’Yvonne, scandaleusement choisie par le prince pour épouse. Un pianiste accompagne de sa musique classique certains moments de cette comédie tragique écrite et mise en scène pour impliquer le public, et il l’est à un moment précis de manière tout à fait concrète. Comme si les spectateurs constituaient la cour de ce royaume. La trajectoire du spectacle nous conduit de la noblesse de sentiments affichée par le couple royal à la bassesse des pulsions et des instincts. Yvonne, icone d’une martyre, agit comme un révélateur puissant de ce qui est caché et refoulé dans les entrailles de la noblesse qui tour à tour s’efforce d’être humaine tout en se révélant cruellement violente et bourreau de cette mystérieuse inconnue. L’insupportable silence d’Yvonne révèle en effet des sentiments inavoués et fait éclater les tabous dans les relations amoureuses et sexuelles qui se dévoilent peu à peu entre le roi, la reine, le prince et le majordome dans un excès de chaos. Le silence d’Yvonne transforme en effet les apparences policées de la cour et son étiquette en un chaos d’animalité, de bestialité. Le silence d’Yvonne fait remonter à la surface de la mémoire les souvenirs refoulés, les crimes d’antan. Le silence d’Yvonne fait monter la tension jusqu’au dénouement final… Ce spectacle ne peut que nous faire penser aux théories de l’avignonnais René Girard sur la violence.

La mise en scène et surtout le jeu très physique des acteurs sert d’une manière redoutable la pièce de Gombrowicz. Il me paraît important dans le contexte de cette remarque de citer in extenso ce qui est dit dans le dossier de presse de cette compagnie au drôle de nom, Brûler Détruire :

« Brûler Détruire », ce n’est pas une injonction à la violence, c’est un mantra, cela veut dire « lâcher-prise ». Deux mots que répétait notre professeur Jerzy Klesyk avant de monter sur scène. Ils nous rappellent que le théâtre est avant tout une histoire d’engagement, de corps et de groupe. Un lieu où nous pouvons être libres. À travers ce nom, nous exprimons notre engagement vers un théâtre visuel puissant dans une démarche esthétique pop et ambitieuse, à la recherche de l’insolite, de l’émerveillement et du chaos. Vers un théâtre physique, brûlant, incandescent, porté par le dévouement des acteurs, comme une danse passionnelle à l’humour grinçant entre tragédie et burlesque, cruauté et tendresse. Vers un théâtre investi, comme une fouille, une plongée en nous-mêmes en tant que communauté, en tant qu’individu. Enfin et surtout, vers un théâtre de troupe, porté par un groupe, par le plaisir et la douleur de jouer et de vivre ensemble. Au-delà de l’histoire contée, du divertissement, de l’émerveillement, au-delà des prouesses techniques et artistiques, au-delà du questionnement qu’il suscite, des secousses qu’il provoque, le Théâtre Brûler Détruire cherche à inventer de nouvelles manières de penser le collectif, l’humain et la création. « Se battre contre soi-même et non pas contre les autres », cela semble à contrecourant du monde, mais pourtant bien inscrit sur le fronton imaginaire de notre Théâtre invisible. Chaque atelier, chaque représentation du Théâtre Brûler Détruire sont une fenêtre ouverte sur cette recherche.

L’objectif stylistique de la compagnie, sa marque de fabrique, sont parfaitement palpables à la vision d’Yvonne. Oui, les comédiens incarnent à merveille un théâtre physique, brûlant, incandescent. Le qualificatif qui me vient à l’esprit serait puissant. Puissance de la mise en scène, puissance du jeu de chacun des comédiens, puissance de leur synergie, puissance à la fois physique et émotionnelle, puissance des corps, de la parole et du silence. On sort de ce spectacle comme un sort d’un concert de death Metal en s’exclamant : C’est puissant ! J’ai pris une claque ! Malgré la violence, ou peut-être en raison même du miroir de la tragédie, on prend plaisir à se prendre cette claque monumentale.

Je terminerai cette critique par une évocation de la figure de Jésus qui me vient à l’esprit en contemplant le personnage d’Yvonne, bouc-émissaire ou martyre selon le point de vue que l’on adopte. Yvonne me fait penser en effet à une prophétie d’Isaïe au chapitre 53 qui fut comprise par les premiers chrétiens comme une annonce du Christ souffrant de la Passion :

Devant lui, le serviteur a poussé comme une plante chétive, une racine dans une terre aride ; il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire. Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris… Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche.

Jean, dans le magnifique récit qu’il fait de la Passion du Christ, souligne le silence de Jésus face aux autorités, un silence qui le conduit vers sa propre mort :

Pilate rentra dans le Prétoire, et dit à Jésus : « D’où es-tu ? » Jésus ne lui fit aucune réponse. Pilate lui dit alors : « Tu refuses de me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher, et pouvoir de te crucifier ? » (Jean 19)

En Matthieu 26 nous retrouvons ce silence du Christ :

Alors le grand prêtre se leva et lui dit : « Tu ne réponds rien ? Que dis-tu des témoignages qu’ils portent contre toi ? » Mais Jésus gardait le silence. Le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu. »

Yvonne, figure christique ? Son surgissement de nulle part, son silence, ses souffrances comme la fin du spectacle peuvent en effet le suggérer…

 

 


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